• [2011-07-15] L'affaire Popelin, le syndrome d'un machisme qui ne dit pas son nom

    L'affaire aurait sans doute peu retenu mon attention si l'article de presse qui l'évoquait n'avait pas cité le nom des avocats à son origine.  Plus que Marie Popelin, dont le nom n’éveillait rien chez moi, c’est Jacques Fierens, que je connais, qui m’a soufflé l’envie de creuser l’histoire.

    Marie Popelin, vous connaissez ? 

    Première femme détentrice du titre de docteur en droit[1], avec distinction s’il-vous-plaît, elle a entamé ses études universitaires à l’âge de 37 ans après une carrière d’institutrice puis de directrice.  La dame n’a pas dû rigoler tous les jours pour obtenir son diplôme.  Les préjugés sont étaient sont tenaces.

    La preuve ?  Son diplôme en poche, elle se mit en tête d’accéder au Barreau, devenant par là, la première femme du Royaume à revêtir la toge.  Mais quelle fol idée !

    La verve de ses deux défenseurs, le Bâtonnier Jule Guillery, membre de la Chambre des représentants et futur Ministre d’Etat et Louis Frank, s’opposait à un Procureur général décidé à défendre l’Ordre de l’assaut de cette femme déterminée.

    L’on avait beau lire et relire le Décret de 1810 réglementant la profession d’avocat, aucune disposition n’interdisait les femmes d’embrasser cette carrière, aucune disposition n’imposait qu’un candidat au prétoire soit doté de l’attribut masculin.  Le débat au prétoire tourna également autour de l’interprétation de la loi de 1876. 

    La tristement célèbre phrase prononcée par le Procureur général Charles Van Shoor traduit le niveau du débat : « Le jour où la femme entrera dans l’Ordre, l’Ordre aura cessé d’exister ».  Pour l’homme, le silence du texte ne devait cacher le truisme. 

    « La chose paraissait, à cet instant, aussi évidente que celle qui, il y a quelques temps encore, imposait que deux époux soient de sexes opposés.

    La société de l’époque s’accommodait de cette règle tacite, tellement incontestable qu’elle semblait émaner de l’ordre naturel des choses »[2].

    Tellement naturelle, l’exclusion des femmes à la profession d’avocat que la Cour d’Appel ne s’embarrassa pas de sonder les règles de droit pour motiver sa décision inique, essentiellement marquée par l’idéologie de l’époque qui veut qu’une femme ne valait certainement pas l’homme.

    On peut lire dans l’arrêt du 12 décembre 1888 que :

    La nature particulière de la femme, la faiblesse relative de sa constitution, la réserve inhérente à son sexe, la protection qui lui est nécessaire, sa mission spéciale dans l’humanité, les exigences et les sujétions de la maternité, l’éducation qu’elle doit à ses enfants, la direction du ménage et du foyer domestique confiée à ses soins, la placent dans des conditions peu conciliables avec les devoirs de la profession d’avocat et ne lui donnent pas les loisirs, ni la force, ni les aptitudes nécessaires aux luttes et aux fatigues du Barreau[3].

    La Cour de cassation rejeta le pourvoi dans un arrêt du 11 novembre 1989. 

    Marie Popelin subit cette injustice reposant sur des considérations « naturelles de la femme » jusqu’à sa mort, en 1913.  Entre temps, elle s’investit sans relâche pour la cause des femmes, fondant la Ligue belge des droits des femmes en 1892 ; puis le Conseil national des femmes belges qui regroupe les groupes féministes belges.

    Il faudra attendre le 8 mai 1922 pour voir les premières femmes prêter serment : Paule Lamy et Marcelle Renson.  La loi avait été modifiée en avril 1922.  Elle permettait enfin aux femmes d’accéder au prétoire.

    A notre époque, tout le monde comprend l’arbitraire des décisions de justice du début du xxème siècle.  Au barreau, le bicentenaire de l'Ordre du Barreau de Bruxelles fut le prétexte pour raviver le souvenir de Marie Popelin.  Autant la revue des stagiaires (voy. note 2 ci-dessous) que celle de l’Ordre(voy. note 3 ci-dessous) ont évoqué les événements vécus par cette dernière. 

    La demande, certes originale mais non dénuée d’une certaine légitimité, de deux avocats pour rétablir l’honneur perdu, non pas de Marie Popelin, mais du monde judiciaire, aurait dû, en toute logique, être accueillie avec enthousiasme.

    Il semble que l’Ordre n’ait pas compris l’enjeu symbolique puisque le Conseil de l’Ordre a récemment apporté un point (peut-être pas) final à l’épopée Popelin en refusant de lui décerner le titre d’avocat à titre posthume.  Jacques Fierens explique au Soir toute la déception de cette décision que d’aucuns qualifieront de pusillanime.  L’avocat l’analyse ainsi :

    Nos autorités ordinales sont tombées dans un piège intellectuel tellement grossier qu’il me semblait évident qu’elles l’éviteraient. D’une part, elles ont répété l’injustice faite à Marie Popelin il y a 120 ans, puisqu’elles fondent précisément leur décision sur le refus antérieur d’autoriser la prestation de serment, un peu comme si elles en prenaient définitivement acte. D’autre part, le conseil de l’Ordre avance l’argument d’une interprétation strictement littérale et positiviste des textes, exactement comme la cour d’appel et la cour de Cassation en 1888-1889. S’il y a bien une instance qui doit interpréter la loi dans le sens de la justice plutôt que de la soumission à la lettre, c’est celle qui représente les avocats. Les juges ont souvent raison trop tard, les avocats doivent avoir raison plus tôt. L’Ordre a manqué et de clairvoyance, et d’audace. Notre initiative s’est retournée contre Marie Popelin qui s’est certainement retournée dans sa tombe.

    Les juristes du Conseil de l’Ordre indiquent donc qu’il ne convient pas de revenir sur l’iniquité des jugements de l’époque.  Certes, le dénoncer dans le journal officiel, mais prendre attitude par un geste hautement symbolique apparaissait à ces têtes bien pensantes leur aurait coûté trop cher : « risquer d’ouvrir la boîte de Pandore ».  L’image mérite que l’on s’y attarde.   La boîte de Pandore « contenait tous les maux de l'humanité, notamment la Vieillesse, la Maladie, la Guerre, la Famine, la Misère, la Folie, le Vice, la Tromperie, la Passion, ainsi que l'Espérance »[4].  Selon ce mythe, c’est par une femme que tous les maux s’installeront sur Terre.  Les hommes ont assimilé la demande de Marie Popelin à la requête d’amener toutes les pires déchéances sur Terre : au xixème siècle, c’était l’idée de la femme en toge ; au xxième siècle, c’est la reconnaissance du titre d’avocat à une femme à qui, les hommes, à une époque, avait refusé qu’elle embrasse le métier d’avocat.  Cqfd.

     

    Pour en savoir plus:

    DE BUEGER-VAN LIERDE Françoise, "A l'origine du mouvement féministe en Belgique.  'L'affaire Popelin'", Revue belge de philosophie et d'histoire.  Tome 50, fasc. 4, 1972, Histoire (depuis l'Antiquité)-Geschiedenis (sedert de Oudheid), pp. 1128-1137, disponible sur: http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_1972_num_50_4_2941

    Télécharger « popelin persee 1972.pdf »

     

     


     


    [1] Les parents de mes copains de facs qui avaient étudié le droit sont tous docteurs en droit.  A cette époque pas si lointaine, ceux qui achevaient des études en droit recevaient le titre de docteur.  On distinguait les docteurs en droit sans thèse de ceux avec thèse. Aujourd’hui, les premiers sont titulaires d’un master en droit (de mon temps, une licence en droit ; pour les Français, une licence en droit équivaut à Bac+5) ; tandis que les seconds sont de « réels » « docteurs en droit », c’est-à-dire avec thèse de doctorat.

    [2] Charles-Henri de La Vallée Poussin, « Une petite histoire du droit.  Mon cher confrère.  Ma chère consœur ? », Pas perdus.  Carrefour des stagiaires, novembre 2010, n°46, p. 15.  Le numéro est disponible ici.

    [3] J.T, 1888, n° 1465, cité par Forum Bicentenaire de l’Ordre du Barreau de Bruxelles, n°191, 01-15/05/11, p. 9, disponible ici.

    [4] Selon Wikipédia, qui, je le rappelle car j’ai parfois eu de mauvaises surprises en comprenant que certains ne savaient pas, n’est nullement d’une encyclopédie « classique », rédigées par des « sages » détenant le savoir.

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