• [2012-02-07] "Douch est un Cambodgien comme moi" LLB 04/02/12

    Douch est un Cambodgien comme moi

    Témoignage: Ong Thong Hoeung, écrivain cambodgien

    Mis en ligne le 04/02/2012

    Nous appartenons au même pays. Nous avons à peu près la même origine, la même langue, la même histoire, nous sommes de la même génération.
    Je regarde le film "Douch, le maître des forges de l’enfer", de Rithy Panh, un des survivants du génocide khmer rouge. C’est le fruit d’un long travail, de mars à août 2009. Douch s’y exprime librement sur ses terribles fonctions : celles de bourreau.

     

    Mon imagination s’évade quand je le vois en train de parler. Je pense aux victimes dont le visage m’interpelle. Et je pense à moi, à mes proches, au Cambodge. Je pense à plus de 1 500 tués sur les 1 700 Cambodgiens revenus comme moi de l’étranger entre 1975 et 1978. Et je me dis que ce qui est terrible, ce qui est effrayant, c’est que Douch est Cambodgien comme moi.

     

    Nous appartenons au même pays. Nous avons à peu près la même origine, la même langue, la même histoire, nous sommes de la même génération. Comme moi, il a été élevé dans la religion bouddhique et a séjourné parmi les moines dans une pagode. Il a fréquenté le même genre d’école, étudié dans les mêmes livres. Et quand il était jeune, il faisait sans doute à peu près les mêmes rêves, pour le pays, que les miens.

    Donc Douch-le-Meurtrier n’est pas un étranger. Et il est un homme normal. Ce n’est pas un homme malade, ce n’est ni un dépressif ni un psychopathe. C’est un homme cultivé, intelligent, avec une bonne mémoire. Il peut réciter les poèmes appris dans sa jeunesse. C’est aussi un homme marié, qui a des enfants. Et je souligne encore, pour ne laisser planer aucun doute, que Douch n’est pas un agent secret d’une puissance étrangère. Il est d’origine chinoise, comme tout le monde ou presque au Cambodge.

    Donc Douch est un Khmer, un Cambodgien, un vrai. Mais, en même temps, le crime montre que le visage est aussi un masque, et la langue un leurre, cachant des fantasmes et des pensées qui leur sont philosophiquement et moralement étrangers.

    Mais alors : qui sont les nôtres ? Pol Pot, Nuon Chea, Ieng Sary, Douch ? Ceux avec qui (vivants ou morts ou encore actuellement au pouvoir) nous partageons la même histoire, le même aspect physique, le même sol, le même héritage culturel, la même langue ? Ces frères de "sang" ont-ils le droit de nous faire du mal éternellement parce qu’ils sont nos "frères" de "sang" ? L’expérience tragique nous a démontré l’absurdité d’une telle théorie nationaliste.

    Non, les nôtres pour moi, ce sont ceux avec qui nous partageons les mêmes valeurs. Nous avons été prisonniers du poids de notre passé. Nos chefs ont su flatter d’une manière sublime notre rêve de l’époque angkorienne en faisant de nous des nationalistes dans l’âme, au point de reléguer à l’arrière-plan les valeurs humaines, la démocratie, la bonne gouvernance. Il ne faut être prisonnier ni de son histoire, ni de sa tradition, ni de personne, y compris de soi-même. Hier, aujourd’hui et demain sont complémentaires.

     

    Dans sa cellule proprette (on dirait une chambre d’étudiant du quartier latin), le prisonnier Douch-le-Terrible fait ses exercices physiques. Il a l’air d’être en forme. Et puis, il s’assied devant sa table de travail pour lire la Bible. Consciencieux, comme il l’a toujours été, pour essayer, cette fois, par le biais de Jésus, de faire pardonner ou faire oublier son monstrueux Karma.

    Pour Freud, c’est lors de l’enfance que tout se joue. Vraiment ? L’empreinte familiale explique beaucoup de choses. Mais pas tout ! Sinon comment expliquer le cas de Douch ? Son enfance n’est pas très différente de celle des autres. S’il a fini par devenir le bourreau de l’Angkar, c’est par un de ces enchaînements énigmatiques, propres au destin de ceux qui ressentent si violemment le drame de l’existence qu’il ne leur reste plus qu’à se jeter par désespoir dans les extrêmes Or les extrêmes, comme disait Kundera, " marquent la frontière au-delà de laquelle la vie prend fin, et la passion de l’extrémisme, en art comme en politique, est le désir déguisé de mort ".

     

    " Rithy a fait du bon boulot ", m’a dit mon épouse, à la fin du film. C’est sa première parole depuis presque une heure. Je la crois volontiers. C’est la justice qui a le dernier mot. Pas Douch ! Lui, malgré les apparences, est un homme accablé de remords. Il ne sortira pas de son Karma de sitôt. Et c’est bien ainsi.

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