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[2012-05-07] Souvenirs personnels d'un acharnement éducatif absurde pour la chose scolaire
Ma mère tenait un journal de bord lorsque j'étais toute petite. Un jour, il y a peut-être un an, elle l'a ressorti. Elle y écrivait en khmer des événements me concernant. Je ne sais pas lire le khmer. Donc, c'est ma mère qui a lu quelques passages. Puis, au fil d'une page, l'écriture a changé. C'était mon père qui s'était épanché. Il s'interrogeait:
" Ma fille ne sait toujours pas compter jusque 10. Je ne sais pas ce que j'ai raté dans son éducation, ce qui ne va pas chez elle."
Enfin, c'était un truc du style...
J'étais abasourdie. Mon père s'était sincèrement posé cette question et ce constat, alors que... j'avais à peine 3 ans!
Cet épisode témoigne d'un abîme d'absurdité qui ne cesse de m'émouvoir chaque fois que j'y pense. Je ne peux m'empêcher de ressentir de la compassion pour cette petite fille que je fus et qui a grandi sous les yeux d'un père qui ne trouve pas "normal" que son enfant ne connaisse pas les chiffres...à trois ans...
Cette anecodte a mis en exergue un autre événement de ma vie qui réveille en moi un torrent de colère et d'incompréhension. Je n'étais pas encore en primaire. Autrement dit, au mieux, je viens d'atteindre 6 ans, au pire, je suis plus jeune. J'habite le building à appartements, Drève de Nivelles. Ce sont les grandes vacances. Ma mère me laisse enfin sortir profiter du beau temps. Poussée par un désir de lui faire faire plaisir, d'être la "gentille petite fille obéissante", je lui montre que, même en pause, je ne suis pas insouciante. Je descends les 2 étages qui me séparent de la pelouse collective de l'immeuble en récitant tant bien que mal (et bien fort, pour que ma mère, restée à l'intérieur, m'entende) mes tables de multiplication! J'ai tout au plus 6 ans et je passe mes vacances d'été à apprendre des multiplications!
Ce souvenir très net m'en rappelle un autre. Ce même été, je suis à la poste, au supermarché ou je ne sais dans quel magasin. Je récite mes tables de multiplications. Je les connais. Je les connais par coeur. Toutefois, du haut de mes 6 ans, je n'en comprends nullement le sens. Si on me demande 2x2, je sais que cela fait 4. Toutefois, pour les réciter, il faut comprendre qu'après 1x 2, c'est 2x 2, puis 3x 2, puis 4x...Bref, je ne comprends pas ce que signifie multiplier. Je ne comprends pas ce qu'est une table de multiplication, je ne saisis pas qu'après avoir multiplié le chiffre qu'on veut multiplier, il faut le décliner jusque 10, de 1 à 10. Bref, je récite sans rien comprendre. Je me souviens très bien ne pas comprendre comment les autres savent ce qu'il y a après 2x, ou après 3x...Et j'ai un souvenir très net de ce petit?, grand? garçon qui, dans la file du magasin, m'entend hésiter sur la suite à donner à la table de multiplication que je tente de réciter d'une traite et qui me souffle qu'après 2x X, c'est 3x X...Personne n'avait pensé à me l'expliquer (quand je dis personne, je devrais dire : ma mère). Et moi, je suis petite, et n'ai aucune envie d'étudier, ni de comprendre des tables de multiplication pendant l'été.
Ce souvenir mobilise chez moi un flot d'émotions négatives, une colère sourde contre cet acharnement. Ces souvenirs témoignent de la place essentielle des études et du "savoir" dans l'optique éducative de mes parents.
Si, en 4ème année secondaire, le titulaire de cours tire la sonnette d'alarme sur mon état et mon moral, que je qualifie, avec le recul, de déprime, la seule préoccupation de ma mère à la sortie de cet entretien avec ce professeur dénué de tout tact psychologique est de voir mon humeur et mon moral se relever, afin de redresser la barre au niveau de mes notes peu reluisantes. Cette observation et ce souci maternels n'ont de cesse de revenir à mon bon souvenir lorsqu'il est question de scolarité et d'épanouissement d'enfants. [D'autres vivent cet acharchement autrement: Voy. ici, le blog de Tevouille]
Cet épisode des tables de multiplication est longtemps resté à l'état de "mauvais" souvenir pour me rappeller l'absurdité d'un apprentissage précoce. Je lui prête un autre sens depuis la lecture de Qui a peur des mathématique? (que je suis en passe de terminer).
Quelques extraits en lien avec les multiplications:
"Ainsi, les tables de multiplication constituent un obstacle particulièrement difficile à contourner, même pour les élèves qui parviennent à faire illusion et à donner satisfaction avec des notions qu'ils n'ont pourtant pas assimilées, réussissant leurs exercices en mobilisant leur mémoire, leur sens de l'observatio et leur désir de bien faire (faire est le seul mot mis en exergue par l'auteure elle-même; les autres mises en gras ou en italique viennent de moi).
On ne peut feindre de connaître les tables de multiplication.
Cela constitue à la fois leur grande difficulté et leur immense intérêt. Par les souvenirs concernant l'apprentissage des tables de multiplication, on arrive souvent, d'emblée, dans le vrai blocage.
C'est ainsi que beaucoup d'élèves arrivent au collège et même au lycée en n'ayant jamais conquis les tables de multiplication: même s'ils atteingent par la suite le degré de maturité permettant d'accéder à l'apprentissage des tables, le mal est fait. Les tables, arrivées trop tôt, sont inscrites comme des connaissances inaccessibles." (p. 172)
"Lorsque j'aborde ce point ("Vous rappelez-vous comment s'est passé votre apprentissage des tables de multiplication?"), bien souvent, les souvenirs douloureux commencent à resurgir. L'élève et ses parents découvrent alors que le 'blocage', jusque-là attribué à l'entrée au lycée, ou à tel professeur du collègue avec qui la rencontre s'est mal passée, est en réalité bien antéireur à tous ces épisodes". (p. 170)
Pour l'auteure,
"la multiplication prendra sens à un certain degré de maturité - degré qui, d'après mon expérience auprès d'élèves souffrant des mathématiques, n'es tpas systématiquement atteint par les enfants de CE2 (classe longtemps choisie pour l'abord de la multiplication), et très rarement avant". (p. 171)
Pour les Belges, CE2 correspond à 3ème primaire, soit 8 ans...
Quand je repense à cette anecdote, je ne peux le mettre en lien avec le titre du chapitre dans lequel Anne SIETY aborde le blocage en multiplication: la question du temps volé.
On en revient toujours à cette folie: aller vite, faire vite, apprendre vite.
Quels ne sont pas les parents qui pressent leur enfant à se tenir vite assis, à marcher, à parler, à être propre?
Anne SIETY parle de la propreté et du forcing idiot pour faire acquérir la propreté, car l'école "impose" la règle de la propreté, là où la physiologie de l'enfant laisse beaucoup plus de temps.
En félicitant les enfants qui parvenaient à une continence précoce, on mettait finalement en valeur la méconnaissance de leur propre corps, et l'usave détourné qu'ils en faisaient: dès lors, on applaudissait malheureusement la perte d'un point de départ crucial pour leur intelligence.
A ce point de départ - le rythme naturel, logique, de la croissance - on substituait...la demande de l'adulte aimé: 'il faut...' " (p. 151).
En conclusion, cette incursion dans deux épisodes de mon passé explique sans peine mon désir de penser l'école et la place du savoir et de l'"intelligence" dans l'éducation que je souhaite vivre au quotidien dans ma famille. On dit que devenir autonome, c'est se dégager des principes de ses parents, faire siennes les valeurs auxquelles, en conscience, on adhère, et rejeter les autres qui ne nous parlent pas. Il s'agit de se questionner pour ne pas répéter l'éducation reçue comme un automatisme, mais également pour ne pas éduquer dans l'opposition de ce qu'on a vécu juste pour "faire l'inverse". Dans mon parcours réfléxif, si je garde certains éléments du discours parental, il en est beaucoup avec lesquels je prends une distance assumée. La course à l'excellence fait partie de ceux-ci.
Tags : siety, qui a peur des mathématiques, apprentissage précoce, enfance volée, choix éducatifs absurdes
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