• 19 février '15 - Sus au mythe de la socialisation via le travail et l'école ou ce que je réponds au "je ne pourrais pas arrêter de travailler"

    « Je ne pourrais pas arrêter de travailler.  J’ai besoin de voir du monde, de rencontrer des gens.  Jai aussi besoin de stimuler mon intellect ! »

    Quand j’entends cette phrase, ma première pensée est lapidaire, empreinte de jugement franchement méprisant :

     « Et, bien, mon pauv’ gars/ma pauv’ fille, ta vie doit être drôlement triste et pauvre pour que ce soit le boulot qui te permette de nourrir ces besoins de relations et de stimulations intellectuelles ».

    Évidemment, je me reprends.  Isabelle Padovani est très forte pour illustrer ce débat intérieur.  Voy. entre autres cette vidéo ou celle-ci, tout aussi excellente.  La voix de ma « conscience » me rappelle à l’ordre.  Je refreine mon jugement méprisant. 

    Toutefois, mon idée de base demeure : il est tout à fait possible de développer des relations sociales et des défis intellectuels en dehors du travail. 

    Lorsque des personnes me répondent combien leur travail est indispensable à leur équilibre parce qu’elles ont tellement besoin de développer des relations sociales, et aussi/ou de relever des défis intellectuels, je réponds immanquablement qu’il est pourtant très facile de nourrir des liens sociaux riches tout en stimulant son intelligence cognitive en-dehors du travail.  J’en suis la preuve. 

    Pour moi, l’adage : le travail est un lieu de socialisation, me fait rire.  D’un rire jaune du même ordre que cette croyance : l’école serait un lieu de socialisation.  Quand je repense à mes années sur les bancs de l’école, ce lieu commun me fait bondir. 

    Pour la majorité des personnes, l’école, comme le travail, est un endroit où tu côtoies des gens que tu ne choisis pas.  Tu peux y découvrir des individus avec qui tu partages des atomes crochus.  Tu peux aussi y souffrir lorsque personne dans le tas ne semble nourrir les mêmes intérêts que toi.  Moi qui ai énormément souffert durant ma scolarité, je suis la première à remettre en cause cette idée que l’école est un lieu de socialisation.  Mes ami-es, j’ai été les trouver en-dehors de l’école.  L’école a mis en péril ma confiance en moi à bâtir des relations amicales (ma confiance en moi à être aimable en fait); tandis qu’en-dehors de l’école, j’ai savouré des liens d’amitié.  Pour le dire autrement, il est tout à fait possible que l’école détruise son potentiel social et que ce ne soit qu’en dehors de l’école que l’on se sociabilise.  J’en suis la preuve.  Je bondis donc chaque fois que je lis que l’école (ou la crèche) est indispensable/souhaitable car c’est un lieu de socialisation.  C’est un lieu, comme un autre, où l’on peut rencontrer et se lier d’amitié et d’inimitié. 

    Pour le travail, c’est pareil.  Aux personnes qui craignent de ne pas nourrir leurs liens sociaux, je réponds que la vie est pleine d’occasions pour « se socialiser ».  Le travail n’est pas la voie exclusive pour « se socialiser ».  De même, le travail n’est pas la seule issue pour faire fonctionner ses neurones et sa créativité.  Le bénévolat, le volontariat, les cours, les formations, les ami-es permettent aussi de rencontrer ce genre de besoins. Il n’est pas nécessaire d’attendre qu’un employeur-euse vous dise que vous êtes employable pour vous sentir socialement intégré-e et intellectuellement stimulé-e.

    Le travail peut contribuer à construire du lien social.  Et on peut aussi développer du lien social en-dehors du travail.  Idem avec l’école.

    Le travail peut contribuer à stimuler notre intellect.  Et on peut aussi trouver des stimulations intellectuelles en-dehors du travail.  Idem avec l’école.

    Si une personne n’envisage pas de cesser son travail par peur d’appauvrir ses liens sociaux et ses stimulations intellectuels, je l’invite à s’interroger : ses ami-e-s et ses centres d’intérêt peuvent-ils/elles remplir ses besoins ?  Si pas, comment peut-elle se lier avec des ami-es ?  Comment va-t-elle s’investir dans une activité qui peut rencontrer ces besoins ?

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  • Commentaires

    1
    Jeudi 19 Février 2015 à 21:08

    Merci pour les vidéos d'Isabelle Padovani! Je ne la connaissais pas, elle est formidable! Je ris!


    Bises

    2
    Jeudi 19 Février 2015 à 22:21

    Avec plaisir!  Il paraît que certaines personnes la comparent à une Florence Foresti du spirituel.he

    3
    Lundi 2 Mars 2015 à 15:08

    Pour celles et ceux qui s'intéressent à la question de la socialisation, le mensuel Sciences humaines, dans son édition de mai 2014 consacré à la psychologie de l'enfant. État des lieux, contient un article très intéressant titré: "qu'est-ce qui rend l'enfant sociable?". Il est signé par Héloïse Junier.

    En encart, Héloïse Junier parle de Jared Diamond qui dans un livre de 2013 (Le monde jusqu'à hier.  Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles, Gallimard, 2013) a confronté l'éducation américaine avec celle des enfants en Nouvelle-Guinée. 

    Quelques idées phares de l'article d'Héloïse Junier.

    1- "la socialisation ne débute pas à la crèche, mais au moment même où l'enfant commence à faire attention à quelqu'un d'autre que sa mère", dixit Nathalie Nanzer, pédopsy, autrice de " L'enfant à la crèche, salutaire?",

    2- "c'est la présence de pairs, et non leur nombre, qui favoriserait le développement social des enfants" selon Karen Martinaud-Thébaudin," Socialisation des tout-petits.  Etude comparative entre crèche, halte-garderie et assistante maternelle", Le sociographe, n°14, mai 2004.

    3- "Dans certains cas, le lieu d'accueil peut s'apparenter à un milieu "anomique"(1) principalement régi par l'arbitraire des adultes et l'impératif de leur commodité immédiate", et les groupes d'enfants à des "lieux de solitude et de violence" (2) où chacun est en rivalité constante avec les autres pour obtenir de l'adulte une attention qui se dérobe sans cesse". 

     

    4- "Le mode d'accueil ne serait donc pas la condition sine qua non de la sociabilité future du tout-petit".

    5- Quoi qu'il en soit, ni la timidité ni la sociabilité ne sont en soit des défauts ou des qualités.  Elles ne méritent donc ni d'être blâmées ni d'être glorifiées.  L'une et l'autre ne sont appréciables qu'au regard de la culture d'appartenance [...] (3)  Au Japon où la discrétion, la modestie et la retenue sont des traits valorisés, près de 90 % des Japonais se considèrent timides et s'en portent bien.  Une perspective interculturelle riche d'enseignement.



     

     

    (1) Boris Cyrulnik, Les vilains petits canards, Odile Jacob, 2001.

    (2) Geneviève Appell, "Du groupe lieu de solitude et de violence au groupe de communication harmonieuse", Dialogue, n°120, 1993.

    (3) Xinyin Chen et al, "Loneliness and social adaptation in Brazilian, Canadian, Chinese and Italian children.  A multi-national comparative study", Journal of Child Psychology and Psychiatry, vol. XLV., n°8, novembre 2004.

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