• [2011-09-13] Louis LOURME, "Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible" (Patrick Le Lay) [2011]

    Voici un opus extrêmement court (43 pages, format plus petit que le Poche) qui se lit en 2 heures.  Afin de me décider de l'acheter, je l'ai vaguement parcouru et me suis penchée plus particulièrement sur la conclusion.  Je n'avais aucune envie d'acquérir un livre qui défendrait la T.V. d'aujourd'hui.  A le lecture des dernières phrases et, en particulier de la dernière, j'ai su que l'auteur était sur la même longueur d'ondes que la mienne:

    "Enfin et surtout, en réaction contre une telle vision de l'humain, on peut chercher à récupérer notre cerveau dont certains avouent avec tant de facilité avoir la volonté de nous déposséder.  Le bouton est en bas à droite".  p.  43.

    J'ai beaucoup d'admiration pour les auteurs qui parviennent à proposer une réflexion soutenue et riche en si peu de pages.  Je RECOMMANDE vivement!

    L'auteur réfléchit sur la notion de "cerveau humain disponible".  Il nous rappelle le concept philosophique de "divertissement".  Ce n'est pas tant la volonté de se divertir qui interpelle, que le temps passé devant le petit écran.

    Le recherche de divertissement est louable car ce dernier

    "est le privilège d'êtres humains qui ne se contentent pas de travailler tous les jours et toute la journée.  A ce titre, il vaut comme marque d'une humanité qui a la faculté de faire autre chose que de chercher seulement à assurer sa survie.  Cela ne pose pas de problème en soi".  p. 17.

    Mais ce qui interpelle c'est le temps passé devant le petit écran:

    "Le fait est que regarder la télévision constitue la troisième occupation des occidentaux (après le travail et le sommeil) [...]".  p. 26

    "Mais entre parvenir à sortir d'une lutte pour la stricte survie et passer plus de trois heures par jour devant l'écran de télévision, il y a un décalage étonnant.  Tout se passe comme si, une fois conquis de haute lutte son temps libre sur les nécessités de la vie, l'homme moderne ne savait plus quoi en faire.  Enfin, partiellement libéré des servitudes matérielles qui ont toujours empêché ses aïeuls de s'élever vers plus de culture et de savoir, l'homme occidental s'installe dans son canapé et allume son écran.  N'y-a-t-il pas quelque chose de presque tragique dans cette évolution?  Le recours à la télévision n'est qu'un signe de ce processus qui consiste à perdre volontairement l'usage de son cerveau au moment où, précisément, il devient possible qu'il soit plus disponible que jamais".  p. 17.  L'italique est de l'auteur.

    Louis LOURME pose donc la question:

    "de quoi cherchons-nous sans arrêt à nous divertir?" p. 19

    "De quoi cherchons-nous à nous détourner?  Que cherchons-nous à esquiver?  Nos vies sont-elles si dures qu'il faille sans arrêt penser à autre chose?" p. 19

    Pour LOURME, l'homme cherche à échapper à l'ennui.  Il en vient à poser une distinction claire entre ennui et oisiveté:

    "Si l'on cherche cependant à distinguer ennui et oisiveté, il y a un auteur antérieur à ceux-là qui creuse cette distinction en allant jusqu'à faire de l'oisiveté la condition du bonheur: il s'agit du philosophe Kierkegaard.  Ce dernier entend l'oisiveté comme la capacité de se déprendre des impératifs de la vie quotidienne ou être capable de ne rien faire sans s'ennuyer"*. p. 23.  Je mets en gras.

    Pour l'auteur,

    " l'ennui suppose qu'on subisse l'inactivité, de l'autre l 'oisivité suppose au contraire qu'on la recherche.  La philosophie a souvent rappelé l'importance de l'oisiveté pour qu'une vie soit pleinement humaine". p. 23.

    Si je suis si opposée à la télévision, vous me rétorquez que je n'ai pas à m'en soucier. Vous savez que je n'en ai pas.  Cette question-là ne me concernerait donc pas.  Alors, à votre réplique, je vous oppose le raisonnement citoyen de Louis LOURME.  J'ai ADORE lire ce passage.

    " L'argument qui consiste à dire qu'il est toujours possible de zapper si on n'aime pas un programme, ou encore que rien ne nous oblige à regarder ce qui nous plaît moins (argument qui considère généralement dans le même temps que nous sommes nécessairement gagnants à voir les chaînes se multiplier) peut ainsi être réfuté en montrant que même sans regarder effectivement une émission, sa diffusion me concerne à ce triple niveau: logique télévisuelle, logique sociale, logique concurentielle".  pp. 28-29

    Mais encore...?  Explications.

    Même si je refuse de regarder une émission, le fait même qu'elle soit diffusée me concerne à trois niveaux.

    1°  pendant qu'elle diffusée, elle occupe du temps d'antenne et interdit donc de diffuser autre chose.

    2° je suis concerné par les programmes que je ne regarde pas en tant que j'appartiens à une communauté.  Comme membre de cette communauté en effet, je n'ai aucune raison de ne pas m'intéresser à ce qu'on lui propose ou à ce qu'elle regarde.

    3° la multiplication des chaînes introduit une concurrence entre des programmes qui doivent donc déployer des trésors de marketing pour s'habiller de la manière la plus séduisante possible pour le plus grand nombre".  pp. 27-28.

    C'est ici qu'arrive ce qui constitue, pour moi, le plus grand enseignement de cet opus: le lien que l'auteur établit entre la passivité devant l'écran et la passivité citoyenne, face au fait politique.

    Après avoir démontré de manière plus que convaincante que "la télévision cherche à nous endormir" (p. 30), car interroge LOURME, "Peut-on ne pas être avachi sur le canapé?" (p. 29), l'auteur explique que cette passivité est loin de "laisser indemne la qualité de notre citoyenneté". 

    "Si l'on considère en effet que notre citoyenneté suppose l'exercice d'une pensée critique et un regard distancié sur le monde, ne faut-il pas voir dans l'idéal d'un cerveau endormi et qui a pris l'habitude d'être disponibe pour Coca-Cola, une forme d'idéal négatif du citoyen?  Une forme d'anti-citoyen?  Comment ne pas reconnaître dans la figure du téléspectateur avachi celui que les gouvernants de toutes les époques ont toujours rêvé d'avoir à gouverner?  Notre rapport à la télévision commerciale n'est ainsi pas anodin sur le plan politique.  [...]  Si les émissions ne cherchent qu'à nous endormir, alors le pouvoir politique n'est certainement pas mis en danger ou en question; et les cerveaux humains, rendus disponibles pour Coca-Cola, le sont d'autant moins pour les questions politiques ou sociales".  pp. 34-35.  La mise en gras et en couleur vient de moi.

     

     Vient aussi un développement sur la qualité de la télévision qui est "même la seule source d'information pour de nombreux ménages" (ce constat, notoire, fait peur).

    "Au-delà même des processus de construction de l'information (organisation des images, format des reportages, sujets traités, etc.), c'est surtout l'ambition générale qu'il convient d'interroger.  Quelle médiation la télévision introduit-elle entre le spectateur et son temps?  Joue-t-elle effectivement son rôle de mediaAutrement dit, parvient-elle à mettre de la distance entre le fait ou l'événement et ceux qu'elle prétend informer?" pp. 35-36.  La mise en gras et en italique vient de moi.

    Enfin, Louis LOURME démonte l'argument selon lequel LE LAY aurait été cynique.  Il explique ce qu'est le cynisme et réfute le "pseudo-cynisme" de notre modernité.

    "Pour autant, on aurait bien du mal à reconnaître dans ce propos autre chose qu'un pseudo-cynisme, qui est au final l'autre nom d'un réalisme qui prend pour socle la réalité économique et s'y cantonne.  [...]  [Le LAY] ne révèle rien de vraiment nouveau et ne fait que placer l'économie (ce qu'il appelle la "perspective business") au-dessus de tout le reste.  En cela, on ne peut pas dire qu'il bouscule quoi que ce soit.  Au contraire même, il va plutôt dans le sens de l'ensemble de notre modernité".  p. 40.  La mise en gras et en italique vient de moi.

    Alors, auriez-vous préféré que LE LAY dise le contraire de ce qu'il fait?  Car après tout, il n'a fait que dire ce qu'il faisait en réalité.

    Une telle question est simpliste en ce qu'elle sous-entend que LE LAY n'avait comme possiblité qu'entre dire ce qu'il a dit ou dire le contraire. 

    "Comme à chaque fois qu'une telle alternative factice est construite, cette réduction feint d'igorer que le problème est en réalité plus complexe.  L'alternative qui nous impose de choisir entre la figure du pseudo-cynique ou celle du menteur (soit on avoue les motifs peu glorieux, soit on les dissimule), on oublie toujours cette évidence: nous ne somme pas condamnés à ne pouvoir expliquer nos actions que par ces motifs-là.  Ne rien dire ne signifie pas forcément qu'on les dissimule: ils peuvent ne pas entrer en jeu, et d'autres plus louables, peuvent parfois suffire pour expliquer une action".  pp. 42-43.

    Et l'auteur de conclure:

    Car c'est Patrick Le Lay qui choisit de parler de la "perspective business", c'est lui qui réduit l'ensemble de sa fonction à la mise en disponibilité du téléspectateur pour Coca-Cola, et c'est lui encore qui dit tout cela en donnant l'impression d'asséner une vérité définitive.  Mais nous ne sommes pas forcés d'accepter cela, ni de le prendre pour vrai, ni même obligés de lui reconnaître le mérite de la franchise.  Comment y répondre?  Il n'y a d'abord aucune raison de croire que toutes les chaînes ont la même ambition (ou que toutes accepteraient d'être à ce point réduites à une perspective économique).  On peut ensuite, grâce à la télécommande, exprimer son désaccord avec ce type de formule qui instrumentalise le téléspectateur et le réduit à un simple rôle de consommateur.  Enfin et surtout, en réaction contre une telle vision de l'humain, on peut chercher à récupérer notre cerveau dont certains avouent avec tant de facilité avoir la volonté de nous déposséder.  Le bouton est en bas à droite".  p. 43.  La mise en gras vient de moi.

    J'applaudis.  Si vous avez encore une télévision, éteignez-la.  Et si vous osez récupérer votre cerveau, donnez ou vendez-la. ¤

    LOUIS LOURME, " Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible" (Patrick LE LAY), Mayenne, Ed. Pleins feux, coll. Variations politiques, 2011.

    lire aussi:  [2011-04-11] J’ai une tv mais je ne la regarde pas

     


      *  J'ai ici une pensée pour deux personnes.  1) ma belle-mère qui n'a de cesse de prétendre qu'elle ne sait pas ne rien faire, et auprès de  qui, je plaide pour le plaisir de s'asseoir, une tasse en main, et de regarder la pièce ou le jardin qui nous entoure.
    2) mon beau-père qui a, un jour, lors d'un repas, observé ma capacité à me laisser aller à l'oisiveté.  J'avais été vexée par cette remarque, alors que mon beau-père se défendait de vouloir me coller une étiquette négative, prenant cette constatation pour un compliment.  J'avais même fouillé le dictionnaire Larousse pour prouver le bien-fondé de ma vexation, lequel m'avait donné raison.  De mémoire, il y était fait mention d'un synonyme: paresse.  Mon Oncle avait aussi pris ma défense.  Car, franchement, je ne me considère pas comme paresseuse.  Dans Le Petit Robert et ici, la définition est plus nuancée.  Mea culpa donc auprès de mon beau-père à qui j'en ai voulu de m'avoir traitée de paresseuse.  Maintenant, ses mots de l'époque résonnent avec plaisir dans ma tête.

     


     

    Pour une présentation de l'ouvrage par l'auteur lui-même (vidéo), c'est là: http://www.mollat.com/livres/l-lourme-nous-vendons-coca-temps-cerveau-9782847290936.html

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