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15 octobre '14 - CEDH, Konovalova c. Russie, 9 octobre 2014 - traduction officieuse
En l’affaire Konovalova c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Erik Møse,
Ksenija Turković
Dmitry Dedov, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 septembre 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
Procédure
- A l’origine de l’affaire se trouve une requête (n° 37873/04) contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Yevgeniya Alekseyevna Konovalova ( « la requérante »), a saisi la Cour le 5 août 204 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
- La requérante a été représentée par M. Konovalov, avocat pratiquant à St-Pétersbourg. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matiouchkine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
- La requérante alléguait que le fait qu’elle fut contrainte de donner naissance à son enfant en présence des étudiants en médecine a emporté violation du droit interne et de la Convention.
- Le 9 mars 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.
Les faits
I. Les circonstances de l’espèce
- La requérante est née en 1980 et vit à St-Pétersbourg.
A. L’hospitalisation de la requérante et la naissance de son enfant
- Le matin du 23 avril 1999, la requérante, enceinte, fut amenée au service gynécologique de l’hôpital de l’Académie de médecine militaire de Kirov alors que les contractions avaient commencé.
- Lors de son admission, elle reçut une brochure de l’hôpital qui contenait, entre autres, un avertissement informant les patients qu’ils pourraient être appelés à participer au programme de formation clinique de l’hôpital. L’avertissement stipulait :
« Nous vous demandons de respecter le fait que le traitement médical dans notre hôpital est combiné avec la formation des étudiants en obstétrique et gynécologie. Par conséquent, tous les patients sont impliqués dans le programme de formation clinique. »
- Le moment exact où elle reçut la brochure est incertain.
- A 9 h, la requérante fut examiné par un médecin. Celui-ci établit qu’elle était enceinte de 40 semaines et diagnostiqua des complications de grossesse en raison d’une légère polyhydramnios (excès de liquide amniotique). Le médecin nota que les contractions de la requérante apparaissaient prématurées et que celle-ci souffrait de fatigue. A la vue de ses symptômes, des narcotiques lui furent administrés. Elle dormit de 10 h à midi.
- A 14h, le médecin établit de nouveau que les contractions étaient prématurées et lui prescrivit un médicament anti-contraction en vue d’annuler le travail prématuré.
- Entre 14 et 22 h, la requérante subit divers examens médicaux. Les médecins ne diagnostiquèrent nulle autre pathologie excepté ses contractions irrégulières.
- Selon la requérante, vers 15 h, elle fut informée que son accouchement était fixé au lendemain et qu’elle donnerait naissance en présence d’étudiants en médecine.
- A 22h, la requérante fut induite au sommeil par des narcotiques. Elle fut suivie la nuit par des médecins.
- A 8 h le lendemain, après le réveil de la requérante, la fréquence et l’intensité de ses contractions s’intensifièrent. Les médecins détectèrent des traces de méconium dans son liquide amniotique, ce qui indiquait que le bébé risquait de souffrir d’hypoxie. Il fut prescrit à la requérante un médicament visant à améliorer l’hémodynamique du placenta utérin (le débit de sang dans le placenta).
- A 9 h, les médecins procédèrent à un examen cardiotocographique et évaluèrent l’état de santé tant de la mère que de son fœtus comme satisfaisants. Ils décidèrent également de mener un accouchement vaginal. Selon la requérante, elle refusa la présence des étudiants en médecine à son accouchement.
- La naissance dura de 10 à 10h34 en présence des médecins et des étudiants en médecine, lesquels avaient apparemment reçu des informations sur son état de santé et son traitement médical. Durant le travail, les médecins effectuèrent une épisiotomie (incision). Ils diagnostiquèrent une légère asphyxie chez l’enfant. A 13h, il fut placé dans une unité de soin spéciale pour bébé et y séjourna jusqu'au 13 mai 1999, jour de départ à la maison de la requérante.
B. La plainte de la requérante à l’hôpital
- Le 10 août 1999, la requérante introduisit une plainte auprès de l’hôpital, demandant une réparation pour le dommage moral induit par les mesures prises en vue de retarder l’accouchement.
- En réponse, l’administration de l’hôpital mena une enquête interne. Les conclusions de celle-ci furent consignées dans un rapport du 14 août 1999. Celui-ci confirma que l’accouchement se déroula selon les normes, et qu’à son admission, la plaignante avait été informée de la présence du public durant son accouchement. L’extrait pertinent du rapport se lit comme suit :
« Les étudiants en 4ème médecine étaient présents dans la pièce d’accouchement durant [le travail de la requérante], le 24 avril 1999. Cette présence n’a pas pu avoir d’impacts négatif sur l’issue de l’accouchement. La gestion de l’accouchement fut conduite par [le Chef du département de la maternité]. Lors de son admission, [la requérante] avait été prévenue de la présence possible d’un public durant son accouchement. Les obstétriciens n’ont pas retardé délibérément l’accouchement. Les traitements administrés le furent dans les meilleurs intérêts de la maman et du fœtus selon les circonstances particulières de l’accouchement de la requérante… »
- Le 19 août 1999, l’hôpital rejeta la requête de la requérante, affirmant l’absence de fautes dans la gestion de cette naissance.
C. La procédure civile contre l’hôpital
- Le 27 juillet 2000, la requérante introduisit une action contre l’hôpital devant le Tribunal du district de Vyborg (St-Pétersbourg). Elle demandait la réparation du préjudice moral et des excuses publiques pour le retard délibéré de son accouchement ainsi que la présence non-autorisée de tiers durant celui-ci.
- Le 4 septembre 2002, le Tribunal du district ordonna une expertise sur l’affaire de la requérante. Des experts furent enjoints d’examiner si oui ou non l’accouchement de la requérante avait été délibérément retardé et si oui ou non, son accouchement fut affecté par la présence d’étudiants.
- Dans leur rapport datant du 27 septembre 2002, les experts conclurent que :
« L’hôpital a fourni à la requérante les soins médicaux sans avoir commis de fautes susceptibles d’avoir détérioré la santé soit de la mère soit de l’enfant. Le traitement médical était adéquat et fourni en temps utile. Après son admission, la requérante fut minutieusement examinée par des médecins, qui ont établi un diagnostique correct et préparé un projet de naissance adéquat. Vu la prématurité des contractions de la requérante et sa fatigue générale, la prescription de narcotique doit être considérée comme une mesure appropriée. Le traitement pour les contractions prématurées qui s’ensuivit était nécessaire…
La naissance d’un enfant est stressante pour toute femme. La présence des étudiants en médecine [de l’hôpital], même lors du second stade de l’accouchement, quand la parturiente est en phase d’expulsion, ne pouvait pas affecter la gestion du travail. L’accouchement aurait seulement pu être négativement affecté lors de la première phase. Durant l’expulsion, une femme enceinte est généralement concentrée sur son activité physique. La présence d’un public ne pouvait pas l’affecter négativement dans son travail. Les documents médicaux montrent qu’il était impossible de retarder l’accouchement lors du second stade, le stade de l’expulsion involontaire. Les documents dans le dossier de la requérante ne contiennent aucune preuve pour étayer que la naissance ait été intentionnellement retardée dans le but de permettre à des étudiants en médecine d’étudier ce cas. »
- Le 25 novembre 2003, la Cour du District débouta l’action de la requérante. Se basant sur le rapport d’experts cité plus haut, la Cour jugea la qualité du traitement à l’hôpital adéquat. Elle nota de surcroît que la loi interne, en particulier, la Loi sur les soins de santé, en vigueur à cette époque, n’exigeait pas que le patient consente par écrit à la présence des étudiants en médecine. Elle précisa également le fait que la requérante fut informée à l’avance de sa participation dans le programme de formation puisqu’elle avait reçu une brochure hospitalière contenant un avertissement explicite sur la présence possible des étudiants en médecine durant son traitement. La Cour du District a rejeté, parce que sans fondement, son argument selon lequel elle avait s’était opposée à la présence du public durant la naissance. La Cour a accepté le témoignage oral de son médecin selon lequel aucune pareille opposition n’avait été formulée. La Cour ne vérifia pas les déclarations du médecin à ce propos en questionnant d’autres témoins et ne rapporta aucune autre preuve en lien avec ce point. La Cour conclut que les médecins hospitaliers avaient agi légalement et ne lui avait causé aucun préjudice non-pécuniaire.
- Les extraits pertinents du jugement peuvent se lire ainsi :
« … la requérante introduisit une action en réparation pour le préjudice moral….[Elle] allégua que la naissance de sa fille avait été intentionnellement retardée en vue de permettre la présence des étudiants en médecine. [Elle] affirma que la démonstration de son travail, qui fut assurée sans son consentement, lui avait causé des souffrances physiques et psychologiques et avait violé ses droits. Elle prétendit que la défenderesse [Ndt : l’hôpital] devait payer RUB 300,000 pour le dommage moral.
Les représentants de [l’hôpital] rejetèrent cette prétention. Ils alléguaient que [la requérante] était informée du programme de formation dans [l’hôpital] avant d’y être admise…Ils arguèrent également qu’[elle] avait reçu le traitement médical approprié et dans les temps…
[B.], le médecin qui assista [la requérante] durant son travail, déclara lors de son interrogatoire …devant la Cour que les soins médicaux avaient été fournis conformément aux normes exigées et sans retard. La requérante n’avait exprimé aucune plainte sur la qualité de [ses] soins médicaux. [B.] affirma également qu’il était impossible de retarder le travail. Selon elle, la présence des étudiants en médecine dura seulement quelques minutes. Le curcus étudiant prévoit qu’ils doivent prendre part à des rondes des médecins et au traitement médical des patients…
Eu égard à l’article 54 de la Loi sur les soins de santé, les étudiants du secondaire et des hautes écoles médicales sont autorisés à assister à l’administration de traitement médical dans le cadre des exigences de leur cursus et sous la supervision du personnel médical. Les règles pertinentes doivent être énoncées par le Ministère de la Santé de Russie. Les articles 32 et 33 de la Healt Care Act prévoient que de telles interventions médicales ne peuvent être exécutées sans le consentement des patients, lequel doit être confirmé [par écrit].
La Cour considère que la simple présence des étudiants [de l’hôpital] lors de la salle d’accouchement ne peut être interprétée comme une intervention médicale dans le sens des articles 32 et 33 de la Loi sur les soins de santé. Comme on peut le voir d’après les documents, les ambulances n’amènent pas en principe leurs patients à l’[hôpital]. [La requérante] fut conduite à l’[hôpital] parce que son époux officie dans [l’armée].
Selon les déclarations de [la requérante], elle était consciente de sa participation possible dans la formation clinique (voy. la brochure). L’affaire examinée ne contient aucune preuve qui étayent ses allégations selon lesquelles elle avait refusé la présence du public durant son accouchement.
Eu égard à ces circonstances dans la présente affaire, la Cour ne voit pas de motif pour considérer les médecins hospitaliers coupables d’avoir infligé un préjudice moral ou des souffrances physiques ou morales à la requérante. Partant, [l’hôpital] n’est soumis à aucune obligation de dédommagement [envers elle]… »
- Le 24 mai 2004, la Cour de la Ville de St-Pétersbourg confirma le jugement de la Cour du District.
II. Le droit et la pratique Russes pertinents
D. La Loi sur les soins de santé (loi fédérale n° 5487-I datant du 22 juillet 1993), en vigueur au moment des fait litigieux
- L’article 32 de la Loi sur les soins de santé prévoyait que le consentement volontaire et éclairé du patient est une condition préalable nécessaire à toute intervention médicale.
- L’article 33 établissait que le patient ou son ou sa représentante légale est en droit de refuser une intervention médicale ou de demander l’arrêt de celle-ci, sans préjudice des exceptions citées à l’article 34.
- L’article 34 stipulait qu’un traitement médical pouvait être administré à une personne sans son consentement ou celui de son ou sa représentante légale si cette personne (1) souffrait d’une maladie dangereuse pour les autres, ou (2) souffrait de maladies mentales graves, ou (3) avait commis un acte socialement dangereux pour lequel un traitement médical était exigé par la loi.
- L’article 54 exposait que les étudiants du secondaire ou des hautes écoles médicales étaient autorisés à assister au traitement médical dans le cadre des exigences de leur cursus et sous la supervision du personnel médical responsable de leur études professionnelles. L’implication des étudiants dans les traitement médicaux devaient être réglée par une série de normes devant être adoptées par l’agence exécutive chargée des soins de santé. De telles règles n’ont pas été adoptées avant le 15 janvier 2007 (voy. paragraphe 31 ci-dessous).
- L’article 61 prévoyait que l’information concernant une demande de soin, l’état de santé, le diagnostic de la maladie, ou les autres données obtenues à l’issue d’un examen ou d’un traitement constituent des données médicales confidentielles. Toute personne doit avoir la garantie ferme quant à la confidentialité des informations afférentes à sa santé. Il était de surcroît stipulé que la communication d’informations médicales confidentielles par des personnes qui y avaient accès n’était pas autorisée, sauf : (1) lorsque l’examen et le traitement étaient requis pour une personne incapable d’exprimer sa volonté en raison de son état de santé ; (2) lorsqu’il existe des risques de propagations de maladies infectieuses, d’empoisonnement ou d’infections de masse; (3) à la demande d’organes d’enquêtes officiels ou d’une Cour en lien avec une enquête en cours ou une procédure judiciaire. ; (3.1.) à la demande d’organe chargé de la surveillance du comportement d’un condamné ; (4) dans les cas de traitement d’une personne mineure pour addiction à la drogue, en vue de garder ses parents ou ses représentants légaux informés ; (5) lorsqu’il existe des motifs de croire que la santé d’une personne est en danger à la suite d’actes illicites ; (6) en vue de procéder à un examen médical militaire. Enfin, l’article 61 prévoyait que les personnes qui, conformément à la loi, étaient dépositaires des informations médicales confidentielles étaient, au même titre que les fonctionnaires médicaux et pharmaceutiques, responsables, en fonction de l’étendue du dommage en résultant, de la violation du secret médical en vertu du droit disciplinaire, administratif et pénal conformément à la législation pertinente.
E. Les règles sur l’admission des étudiants du secondaire et des hautes écoles médicales aux opérations médicales des patients, approuvées par l’Order n°30 du Ministère des soins de santé et du développement social de Russie du 15 janvier 2007
- Le paragraphe 4 des règles sur l’admission des étudiants du secondaire et des hautes écoles médicales prévoit que les étudiant peuvent prendre part au traitement médical de patients sous la supervision du personnel médical, à savoir les employés des établissements de soins de santé. Leur implication doit se dérouler dans le respect des exigences d’éthiques médicales et doit recueillir le consentement du patient ou de son représentant.
III. Le droit international pertinent
A. Convention pour la protection des Droits de l'Homme et de la dignité de l'être humain à l'égard des applications de la biologie et de la médecine: Convention sur les Droits de l'Homme et la biomédecine
- La Convention pour la protection des DH et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine est ouverte à la signature depuis le 4 avril 1997 et est entrée en vigueur le 1er décembre 1999. Elle a été ratifiée par six Etats membres du Conseil de l’Europe, à savoir, la Croatie, le Danemark ; la France, les Pays-Bas, la Suisse et la Turquie. La Fédération de Russie n’a ni ratifié ni signé la Convention. Ses dispositions pertinentes peuvent se lire comme suit :
Article 5 – Règle générale
Une intervention dans le domaine de la santé ne peut être effectuée qu'après que la personne concernée y a donné son consentement libre et éclairé.
Cette personne reçoit préalablement une information adéquate quant au but et à la nature de l'intervention ainsi que quant à ses conséquences et ses risques.
La personne concernée peut, à tout moment, librement retirer son consentement.B. La Recommandation générale N°24 adoptée par le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW)
- Lors de sa 20ème session qui se déroula en 1999, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes adopta l’opinion et les recommandations suivants pour une action par les Etats parties à la Convention pour l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes (ratifiée par tous les Etats membres du Conseil de l’Europe) :
« 20. Les femmes ont le droit d’être pleinement informées, par du personnel convenablement formé, des possibilités qui leurs sont offertes lorsqu’elles consentent à un traitement ou se prêtent à des tests, et notamment des avantages probables et des inconvénients éventuels des procédures proposées ainsi que des solutions de rechange.
22. Les États parties devraient aussi rendre compte des mesures prises pour garantir l’accès à des services de santé de qualité, par exemple en veillant à ce qu’ils soient acceptables par les femmes. Un service est acceptable lorsque l’on s’assure que la femme donne son consentement en connaissance de cause, que l’on respecte sa dignité, que l’on garantit la confidentialité et que l’on tient compte de ses besoins et de ses perspectives. Les États parties ne devraient autoriser aucune forme de coercition, […] qui violent le droit des femmes à la dignité et leur droit de donner leur consentement en pleine connaissance de cause.
…
31. Les États parties devraient en outre, en particulier :
e) Veiller à ce que tous les soins dispensés respectent les droits de la femme, notamment le droit à l’autonomie, à la discrétion et à la confidentialité, et la liberté de faire des choix et de donner son consentement en connaissance de cause;
F. La Déclaration sur les droits des patients en Europe
- La Déclaration a été adoptée dans le cadre des Consultations européennes sur les droits des patients, tenues à Amsterdam les 28-30 mars 1994 sous les auspices du Bureau régional l’Europe de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS/EURO). Les Consultations débouchèrent après une longue phase préparatoire, durant laquelle OMS/EURO encouragea l’émergence d’un mouvement en faveur des droits des patients, sur, entre autres, l’élaboration d’études et d’enquêtes sur les droits des patients au travers de l’Europe. Voici les extraits pertinents de la Déclaration :
3.9 [1]. Le consentement éclairé du patient est nécessaire pour toute participation à l'enseignement clinique.
En droit
I. Sur la violation alléguée de l’article 8 de la Convention
- La requérante allègue que la présence non autorisée des étudiants en médecine durant la naissance de son enfant emporte la violation de l’article 8 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Thèses des parties
- Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans les droits de la requérante, que la présence des étudiants ne peut pas être qualifiée d’ « ingérence » puisqu’elle avait implicitement donné son consentement à cet égard et n’avait jamais critiqué son traitement à l’hôpital. De plus, les étudiants n’étaient pas eux-mêmes impliqués dans la procédure médicale, étant seulement des spectateurs. Le Gouvernement ajoute que toute ingérence dans les droits de la requérante était légale, puisqu’elle était accomplie dans le respect du cursus des étudiants et de la Loi sur les soins de santé. L’ingérence alléguée poursuivait le but légitime de prévoir les besoins d’un processus éducatif et était proportionnelle par rapport à ce but parce que les formations en milieu hospitalier constituent les moyens les plus adéquats pour assurer un niveau élevé de la formation médicale.
- La requérante soutient que la présence du public durant son accouchement constitue « une ingérence » dans ses droits protégés par l’article 8. Cette ingérence n’était pas légale vu qu’elle n’avait pas donné son consentement écrit, de surcroît. Elle n’était pas non plus nécessaire ni proportionnelle, en raison de la notification tardive de la présence possible d’un public. Elle fut par conséquent dans l’impossibilité de choisir un autre hôpital. Selon elle, elle a appris la présence des étudiants à 15h du 23 avril 1999. Elle était presque inconsciente à ce moment-là et n’avait pas accès à un téléphone pour contacter sa famille afin de prévoir son accouchement autre part. En outre, en raison de son état de santé, elle n’aurait pas pu quitter l’hôpital.
B. Appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
- La Cour note que la présente requête n’est pas manifestement mal fondée dans le sens de l’article 35, § 3, de la Convention. Elle relève en outre qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
2. Sur le fond
(a) Sur l’existence d’une ingérence dans la vie privée de la requérante
- La Cour rappelle que selon sa jurisprudence sur l’article 8, le concept de « vie privée » est une notion large non susceptible de définition exhaustive. Il comprend des éléments se rapportant à l’identité d’une personne, tels que son nom, sa photo, son intégrité physique et morale [2] et s’étend généralement aux informations personnelles que toute personne peut légitimement espérer ne pas être exposées au public sans son consentement [3] . Il inclut également le droit au respect des décisions de devenir ou de ne pas devenir parent [4] et, plus spécifiquement, le droit de choisir les circonstances pour devenir parent [5] .
- De plus, l’article 8 recouvre l’intégrité physique d’une personne, parce que le corps d’une personne représente l’aspect le plus intime de sa vie privée, et toute intervention médicale, même la plus mineure, constitue une ingérence dans ce droit [6] .
- Eu égard aux circonstances de la présente affaire, la Cour note que, étant donné la nature sensible de la procédure médicale qu’a subie la requérante le 24 avril 1999, et le fait que les étudiants en médecine aient été témoin de celle-ci et ont, par conséquent, eu accès à des informations médicales confidentielles concernant l’état de santé de la requérante (voy. paragraphe 16 plus haut), il ne fait aucun doute qu’une telle pratique relève d’une « ingérence » dans la vie privée de la requérante au sens de l’article 8 de la Convention.
(b). Sur la base légale de l’ingérence
- Selon la jurisprudence établie de la Cour, l’expression « prévue par la loi » énoncée à l’article 8 § 2 exige, entre autres, que la mesure incriminée ait une base en droit interne [7]. Elle concerne aussi la qualité de la loi en cause ; exigeant qu’elle soit accessible pour la personne concernée, et prévisible quant à ses effets [8]*. En vue de rencontrer le critère de prévisibilité, la loi doit énoncer avec suffisamment de précision les conditions dans lesquelles la mesure peut s’appliquer afin de permettre à toute personne concernée de régler sa conduite – si besoin, avec des conseils appropriés. Dans le contexte du traitement médical, le droit interne doit fournir une protection de l’individu contre les ingérences arbitraires dans ses droits couverts par l’article 8 [9].
- La Cour note que la présence des étudiants en médecine durant la naissance de l’enfant de la requérante était autorisée conformément à l’article 54 de la Loi sur les soins de santé, qui prévoyait que les étudiants de hautes écoles en médecine sont autorisés à assister à un traitement médical dans le cadre des exigences de leur cursus et sous la supervision du personnel médical responsable pour leurs études professionnelles (voy. paragraphe 29 plus haut). Par conséquent, il ne peut être affirmé que l’ingérence dans la vie privée de la requérante ne reposait sur aucune base légale.
- Ceci dit, la Cour observe que l’article 54 était une disposition légale d’une nature générale, visant principalement à permettre aux étudiants en médecine de participer à des traitements dans un but formatif. Cette disposition a délégué le pouvoir réglementaire à une agence exécutive compétente, de sorte qu’elle ne contient aucune règle spécifique protégeant la sphère privée des patients (voir paragraphe 29 plus haut). En particulier, l’article 54 ne contient aucune garantie de protection de la vie privée des patients dans une telle situation. La Cour note que les règles de droit pertinentes n’ont été adoptées que 8 ans après les événements, sous la forme d’une Order n°30 du Ministère des soins de santé et du Développement social russe du 15 janvier 2007 (voy. paragraphe 31 plus haut). Ce document contient des dispositions sur les conditions formelles d’obtention du consentement des patients autorisant la participation des étudiants en médecine à leur traitement médical.
- Du point de vue de la Cour, l’absence de garantie formelle contre les ingérences arbitraires dans les droits des patients dans le droit interne au moment des faits constituent une lacune grave [10] qui, dans les circonstances de la présente affaire, fut en outre exacerbée par la manière dont l’hôpital et les tribunaux internes ont abordée cette question.
- La Cour pointe tout d’abord le fait que la brochure d’information citée par l’hôpital dans la procédure interne contenait une référence plutôt vague à l’implication des étudiants « dans le processus d’examen», sans explication quant à la portée exacte et le degré de cette implication. De plus, l’information fut présentée d’une manière telle que la participation paraissait obligatoire et ne semblait ne laisser aucun choix de la requérante pour décider si elle refusait ou non d’autoriser la participation des étudiants (voy. paragraphe 7 plus haut). Dans de telles circonstances, il est difficile de dire que la requérante a reçu une notification préalable au sujet de cet arrangement et qu’elle pouvait prévoir ses conséquences exactes.
- En outre, la Cour note que la requérante a appris la présence des étudiants en médecine lors de son accouchement le jour précédent celui-ci, entre deux sessions de sommeil sous narcotique, alors qu’elle avait déjà subi depuis un long moment un état de stress et d’épuisement extrêmes en raison de ses contractions prolongées (voy. para. 6-16 plus haut). Il n’est pas certain que la requérante ait, à ce moment-là, reçu le choix quant à la participation des étudiants ou qu’elle ait été capable, dans ces circonstances, de prendre une décision intelligible et éclairée (voy. para 37 plus haut).
- Au regard des analyses des juridictions nationales sur l’action civile de la requérante, la Cour note que la disposition légale applicable ne réglemente pas la matière en détail et n’exige pas que l’hôpital obtienne le consentement de la requérante (voy. para 29 plus haut). Les juridictions internes ont estimé que, en vertu de la loi interne, le consentement écrit n’était pas obligatoire, elles considérèrent qu’un consentement implicite avait été accordé (voy. para 23-25 plus haut). Même si cette constatation avait eu une quelconque incidence sur la procédure interne, elle reste peu fiable puisque que les juridictions se sont fondées uniquement sur les déclarations du médecin sans questionner d’autres témoins, comme les autres membres du personnel médical et les étudiants concernés (voy. para 23 plus haut). Encore plus important, les juridictions nationales n’ont pas pris en compte d’autres éléments pertinents dans cette affaire, comme les allégations d’informations insuffisantes dans la brochure de l’hôpital, l’état de vulnérabilité de la requérante lors la notification [de la présence des étudiants], comme pointée plus tôt par la Cour, et l’absence d’alternative au cas où la requérante avait décidé de refuser la présence des étudiants durant la naissance (voy. para 37 plus haut).
- A la lumière de ce qui vient d’être énoncé, la Cour estime que la présence des étudiants en médecine durant la naissance de l’enfant de la requérante le 24 avril 1999 ne remplit pas les exigences de légalité de l’article 8 § 2 de la Convention, en raison de l’absence de garantie procédurale contre les ingérences arbitraires dans les droits protégés par l’article 8 de la Convention.
- Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
II. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention
- Se fondant sur l’article 3 de la Convention, la requérante prétend que la gestion de la naissance fut défaillante et que son accouchement fut intentionnellement retardée en vue de permettre la présence des étudiants en médecine. Cette disposition est ainsi libellée :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
- La Cour observe que les allégations de mauvaise gestion et de retardement délibéré de l’accouchement furent soulevées par la requérante lors de son action civile contre l’hôpital. Les juridictions ont examiné ce grief en détail, et, en s’appuyant sur le rapport d’un panel d’experts datant du 27 septembre 2002, ont jugé les allégations de la requérante comme non fondées (voy. para 18 et 22-25 plus haut). Les éléments du dossier ne contiennent ne contient aucune indication qui permettait à la Cour de conclure autrement.
- Dans ces circonstances, la Cour conclut que les griefs fondés sur l’article 3 sont sans fondement. Il s’ensuit que la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée conformément à l’article 35, §§ 3 et 4 de la Convention.
III. Application de l’article 41 de la Convention
- L’article 41 de la Convention stipule que :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
- La requérante réclame 140.000 EUR pour préjudice matériel et 25.000 EUR pour préjudice moral.
- Le Gouvernement estime les prétentions de la requérante dépourvues de fondement. Il note que la fille de la requérante fut soignée de manière gracieuse. Concernant le préjudice moral, il rejette l’existence d’un préjudice moral imputable aux autorités.
- La Cour estime que les éléments de l’affaire ne révèlent pas de l’existence d’un préjudice matériel ; partant, la Cour rejette cette demande. D’un autre côté, la Cour considère que la requérante a subi un stress et une frustration nés de la violation établie. Statuant en équité, la Cour accorde 3.000 EUR à titre de préjudice moral ; plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
- La requérante réclame 8.000 RUB pour les frais engagés devant les juridictions nationales. Selon elle, elle a dû payer 4.000 RUB pour couvrir les frais d’expertise. Dans une lettre en date du 5 août 1999, elle réclamait 30 EUR Pour les frais de poste engagés pour la procédure à Strasbourg et soumit une facture datant du 23 août 2009 confirmant le payement de divers frais d’un montant de 4.400 RUB.
- Le Gouvernement ne s’est pas exprimé sur ce point.
- Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant n’a droit au remboursement de ses frais et dépens qu’à condition que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des pièces en sa possession et des critères exposés ci-dessus, la Cour estime raisonnable d’accorder la totalité de la somme demandée. Elle octroie donc à la requérante la somme de 200 EUR.
C. Intérêts moratoires
- La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
Pour ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
- Considère recevable la requête fondée sur la violation alléguée du droit de la requérante à sa vie privée et considère le surplus de la requête irrecevable ;
- Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
- Dit
- que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en devises nationales au taux applicable à la date du règlement :
i. 3.000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 200 EUR (deux cent euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
- qu’à compter de l’expiration de ce délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
2. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 9 octobre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen
Isabelle Berro-Lefèvre
Greffier
Présidente
Attention !
Ce texte est une traduction officieuse
par endroitshumains.org
[1] En réalité, il s’agit bien du point 3.8. et non 3.9. comme indiqué dans l’arrêt de la CEDH.
[2] Voy. par exemple Von Hannover c. Allemagne (n°2) [GC], n° 40660/08 et 60641/08, § 95, 7 février 2012
[3] Voy. Flinkkilä et autres c. Finlande, n° 25576/04, § 75, 6 avril 2010 ; Saaristo et autres c. Finlande, n° 184/06, § 61, 12 octobre 2010 : et Ageyevy c. Russie, n° 7075/10, § 193, 18 avril 2013.
[4] Voy. Evans c. Royaume-Uni [GC], n° 6339/05, § 71, ECHR 2007-1.
[5] Voy. Ternovszky c. Hongrie, n° 67545/09, § 22, 14 décembre 2010.
[6] Voy. Y.F. c. Turquie, n° 24209/94, § 33, ECHR 2003-IX ; V.C. c. Slovaquie, n° 18968/07, §§ 138-142, ECHR 2011 ; Solomakhin c. Ukraine, n° 24429/03, § 33, 15 mars 2012 ; et I.G. et autres c Slovaquie, n° 15966, §§ 135-146, 13 novembre 2012.
[7] Voy. par exemple, Aleksandra Dmitriyeva c. Russie, n°9390/05, §§ 104-07, 3 novembre 2011.
[8] Voy. Rotaru c. Roumanie [GC], n° 28341/95, § 52, ECHR 2000-V.
[9] Voy. mutatis mutandis, X c. Finlande, n° 34806/04, § 217, ECHR 2012.
[10] Voy. mutatis mutandis, V.C., cité plus haut, §§ 138-142.
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