• Voici un opus extrêmement court (43 pages, format plus petit que le Poche) qui se lit en 2 heures.  Afin de me décider de l'acheter, je l'ai vaguement parcouru et me suis penchée plus particulièrement sur la conclusion.  Je n'avais aucune envie d'acquérir un livre qui défendrait la T.V. d'aujourd'hui.  A le lecture des dernières phrases et, en particulier de la dernière, j'ai su que l'auteur était sur la même longueur d'ondes que la mienne:

    "Enfin et surtout, en réaction contre une telle vision de l'humain, on peut chercher à récupérer notre cerveau dont certains avouent avec tant de facilité avoir la volonté de nous déposséder.  Le bouton est en bas à droite".  p.  43.

    J'ai beaucoup d'admiration pour les auteurs qui parviennent à proposer une réflexion soutenue et riche en si peu de pages.  Je RECOMMANDE vivement!

    L'auteur réfléchit sur la notion de "cerveau humain disponible".  Il nous rappelle le concept philosophique de "divertissement".  Ce n'est pas tant la volonté de se divertir qui interpelle, que le temps passé devant le petit écran.

    Le recherche de divertissement est louable car ce dernier

    "est le privilège d'êtres humains qui ne se contentent pas de travailler tous les jours et toute la journée.  A ce titre, il vaut comme marque d'une humanité qui a la faculté de faire autre chose que de chercher seulement à assurer sa survie.  Cela ne pose pas de problème en soi".  p. 17.

    Mais ce qui interpelle c'est le temps passé devant le petit écran:

    "Le fait est que regarder la télévision constitue la troisième occupation des occidentaux (après le travail et le sommeil) [...]".  p. 26

    "Mais entre parvenir à sortir d'une lutte pour la stricte survie et passer plus de trois heures par jour devant l'écran de télévision, il y a un décalage étonnant.  Tout se passe comme si, une fois conquis de haute lutte son temps libre sur les nécessités de la vie, l'homme moderne ne savait plus quoi en faire.  Enfin, partiellement libéré des servitudes matérielles qui ont toujours empêché ses aïeuls de s'élever vers plus de culture et de savoir, l'homme occidental s'installe dans son canapé et allume son écran.  N'y-a-t-il pas quelque chose de presque tragique dans cette évolution?  Le recours à la télévision n'est qu'un signe de ce processus qui consiste à perdre volontairement l'usage de son cerveau au moment où, précisément, il devient possible qu'il soit plus disponible que jamais".  p. 17.  L'italique est de l'auteur.

    Louis LOURME pose donc la question:

    "de quoi cherchons-nous sans arrêt à nous divertir?" p. 19

    "De quoi cherchons-nous à nous détourner?  Que cherchons-nous à esquiver?  Nos vies sont-elles si dures qu'il faille sans arrêt penser à autre chose?" p. 19

    Pour LOURME, l'homme cherche à échapper à l'ennui.  Il en vient à poser une distinction claire entre ennui et oisiveté:

    "Si l'on cherche cependant à distinguer ennui et oisiveté, il y a un auteur antérieur à ceux-là qui creuse cette distinction en allant jusqu'à faire de l'oisiveté la condition du bonheur: il s'agit du philosophe Kierkegaard.  Ce dernier entend l'oisiveté comme la capacité de se déprendre des impératifs de la vie quotidienne ou être capable de ne rien faire sans s'ennuyer"*. p. 23.  Je mets en gras.

    Pour l'auteur,

    " l'ennui suppose qu'on subisse l'inactivité, de l'autre l 'oisivité suppose au contraire qu'on la recherche.  La philosophie a souvent rappelé l'importance de l'oisiveté pour qu'une vie soit pleinement humaine". p. 23.

    Si je suis si opposée à la télévision, vous me rétorquez que je n'ai pas à m'en soucier. Vous savez que je n'en ai pas.  Cette question-là ne me concernerait donc pas.  Alors, à votre réplique, je vous oppose le raisonnement citoyen de Louis LOURME.  J'ai ADORE lire ce passage.

    " L'argument qui consiste à dire qu'il est toujours possible de zapper si on n'aime pas un programme, ou encore que rien ne nous oblige à regarder ce qui nous plaît moins (argument qui considère généralement dans le même temps que nous sommes nécessairement gagnants à voir les chaînes se multiplier) peut ainsi être réfuté en montrant que même sans regarder effectivement une émission, sa diffusion me concerne à ce triple niveau: logique télévisuelle, logique sociale, logique concurentielle".  pp. 28-29

    Mais encore...?  Explications.

    Même si je refuse de regarder une émission, le fait même qu'elle soit diffusée me concerne à trois niveaux.

    1°  pendant qu'elle diffusée, elle occupe du temps d'antenne et interdit donc de diffuser autre chose.

    2° je suis concerné par les programmes que je ne regarde pas en tant que j'appartiens à une communauté.  Comme membre de cette communauté en effet, je n'ai aucune raison de ne pas m'intéresser à ce qu'on lui propose ou à ce qu'elle regarde.

    3° la multiplication des chaînes introduit une concurrence entre des programmes qui doivent donc déployer des trésors de marketing pour s'habiller de la manière la plus séduisante possible pour le plus grand nombre".  pp. 27-28.

    C'est ici qu'arrive ce qui constitue, pour moi, le plus grand enseignement de cet opus: le lien que l'auteur établit entre la passivité devant l'écran et la passivité citoyenne, face au fait politique.

    Après avoir démontré de manière plus que convaincante que "la télévision cherche à nous endormir" (p. 30), car interroge LOURME, "Peut-on ne pas être avachi sur le canapé?" (p. 29), l'auteur explique que cette passivité est loin de "laisser indemne la qualité de notre citoyenneté". 

    "Si l'on considère en effet que notre citoyenneté suppose l'exercice d'une pensée critique et un regard distancié sur le monde, ne faut-il pas voir dans l'idéal d'un cerveau endormi et qui a pris l'habitude d'être disponibe pour Coca-Cola, une forme d'idéal négatif du citoyen?  Une forme d'anti-citoyen?  Comment ne pas reconnaître dans la figure du téléspectateur avachi celui que les gouvernants de toutes les époques ont toujours rêvé d'avoir à gouverner?  Notre rapport à la télévision commerciale n'est ainsi pas anodin sur le plan politique.  [...]  Si les émissions ne cherchent qu'à nous endormir, alors le pouvoir politique n'est certainement pas mis en danger ou en question; et les cerveaux humains, rendus disponibles pour Coca-Cola, le sont d'autant moins pour les questions politiques ou sociales".  pp. 34-35.  La mise en gras et en couleur vient de moi.

     

     Vient aussi un développement sur la qualité de la télévision qui est "même la seule source d'information pour de nombreux ménages" (ce constat, notoire, fait peur).

    "Au-delà même des processus de construction de l'information (organisation des images, format des reportages, sujets traités, etc.), c'est surtout l'ambition générale qu'il convient d'interroger.  Quelle médiation la télévision introduit-elle entre le spectateur et son temps?  Joue-t-elle effectivement son rôle de mediaAutrement dit, parvient-elle à mettre de la distance entre le fait ou l'événement et ceux qu'elle prétend informer?" pp. 35-36.  La mise en gras et en italique vient de moi.

    Enfin, Louis LOURME démonte l'argument selon lequel LE LAY aurait été cynique.  Il explique ce qu'est le cynisme et réfute le "pseudo-cynisme" de notre modernité.

    "Pour autant, on aurait bien du mal à reconnaître dans ce propos autre chose qu'un pseudo-cynisme, qui est au final l'autre nom d'un réalisme qui prend pour socle la réalité économique et s'y cantonne.  [...]  [Le LAY] ne révèle rien de vraiment nouveau et ne fait que placer l'économie (ce qu'il appelle la "perspective business") au-dessus de tout le reste.  En cela, on ne peut pas dire qu'il bouscule quoi que ce soit.  Au contraire même, il va plutôt dans le sens de l'ensemble de notre modernité".  p. 40.  La mise en gras et en italique vient de moi.

    Alors, auriez-vous préféré que LE LAY dise le contraire de ce qu'il fait?  Car après tout, il n'a fait que dire ce qu'il faisait en réalité.

    Une telle question est simpliste en ce qu'elle sous-entend que LE LAY n'avait comme possiblité qu'entre dire ce qu'il a dit ou dire le contraire. 

    "Comme à chaque fois qu'une telle alternative factice est construite, cette réduction feint d'igorer que le problème est en réalité plus complexe.  L'alternative qui nous impose de choisir entre la figure du pseudo-cynique ou celle du menteur (soit on avoue les motifs peu glorieux, soit on les dissimule), on oublie toujours cette évidence: nous ne somme pas condamnés à ne pouvoir expliquer nos actions que par ces motifs-là.  Ne rien dire ne signifie pas forcément qu'on les dissimule: ils peuvent ne pas entrer en jeu, et d'autres plus louables, peuvent parfois suffire pour expliquer une action".  pp. 42-43.

    Et l'auteur de conclure:

    Car c'est Patrick Le Lay qui choisit de parler de la "perspective business", c'est lui qui réduit l'ensemble de sa fonction à la mise en disponibilité du téléspectateur pour Coca-Cola, et c'est lui encore qui dit tout cela en donnant l'impression d'asséner une vérité définitive.  Mais nous ne sommes pas forcés d'accepter cela, ni de le prendre pour vrai, ni même obligés de lui reconnaître le mérite de la franchise.  Comment y répondre?  Il n'y a d'abord aucune raison de croire que toutes les chaînes ont la même ambition (ou que toutes accepteraient d'être à ce point réduites à une perspective économique).  On peut ensuite, grâce à la télécommande, exprimer son désaccord avec ce type de formule qui instrumentalise le téléspectateur et le réduit à un simple rôle de consommateur.  Enfin et surtout, en réaction contre une telle vision de l'humain, on peut chercher à récupérer notre cerveau dont certains avouent avec tant de facilité avoir la volonté de nous déposséder.  Le bouton est en bas à droite".  p. 43.  La mise en gras vient de moi.

    J'applaudis.  Si vous avez encore une télévision, éteignez-la.  Et si vous osez récupérer votre cerveau, donnez ou vendez-la. ¤

    LOUIS LOURME, " Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible" (Patrick LE LAY), Mayenne, Ed. Pleins feux, coll. Variations politiques, 2011.

    lire aussi:  [2011-04-11] J’ai une tv mais je ne la regarde pas

     


      *  J'ai ici une pensée pour deux personnes.  1) ma belle-mère qui n'a de cesse de prétendre qu'elle ne sait pas ne rien faire, et auprès de  qui, je plaide pour le plaisir de s'asseoir, une tasse en main, et de regarder la pièce ou le jardin qui nous entoure.
    2) mon beau-père qui a, un jour, lors d'un repas, observé ma capacité à me laisser aller à l'oisiveté.  J'avais été vexée par cette remarque, alors que mon beau-père se défendait de vouloir me coller une étiquette négative, prenant cette constatation pour un compliment.  J'avais même fouillé le dictionnaire Larousse pour prouver le bien-fondé de ma vexation, lequel m'avait donné raison.  De mémoire, il y était fait mention d'un synonyme: paresse.  Mon Oncle avait aussi pris ma défense.  Car, franchement, je ne me considère pas comme paresseuse.  Dans Le Petit Robert et ici, la définition est plus nuancée.  Mea culpa donc auprès de mon beau-père à qui j'en ai voulu de m'avoir traitée de paresseuse.  Maintenant, ses mots de l'époque résonnent avec plaisir dans ma tête.

     


     

    Pour une présentation de l'ouvrage par l'auteur lui-même (vidéo), c'est là: http://www.mollat.com/livres/l-lourme-nous-vendons-coca-temps-cerveau-9782847290936.html


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  • "Libertés économiques et droits de l’homme"

    Actes des journées d’études internationales

     

     

     

    Libertés économiques et droits de l’homme

    Actes des journées d’études internationales du CREDOF - Ouvrage sous la direction de Véronique Champeil-Desplats et Danièle Lochak, Nanterre, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2011, 295 p. - Bon de commande de l’ouvrage

    Libertés économiques et droits de l'homme - Couverture

    1°/- Présentation

    Comment s’articulent les droits de l’homme et les libertés économiques au sein des systèmes juridiques ? En ce début de 3e millénaire la question revêt une actualité plus forte que jamais.

    On constate, en effet, que des organisations et institutions qui font prévaloir les considérations marchandes affichent de façon croissante leur préoccupation pour le respect des droits de l’homme et la valorisation de comportements éthiques, qu’il s’agisse de l’Union européenne, de l’Organisation Mondiale du Commerce ou des grandes entreprises.

    À cela s’ajoute la conviction, comme l’avait affirmé Norberto Bobbio il y a plus de cinquante ans, que les conséquences des activités économiques constituent, avec les effets des innovations technologiques, les principaux défis contemporains que doivent affronter les droits de l’homme. La garantie des droits de l’homme ne doit plus être pensée uniquement vis-à-vis des pouvoirs publics mais aussi vis-à-vis des personnes privées, et notamment des entreprises.

    Mêlant réflexions théoriques et études de cas dans une optique délibérément comparative, l’ouvrage propose d’observer et d’analyser, au sein des ordres juridiques nationaux, européens et international, les différentes façons dont se résout la confrontation entre les droits de l’homme et les libertés liées aux activités marchandes.

    L’ouvrage réunit les contributions présentées à l’occasion des journées d’études internationales qui se sont tenues les 6 et 7 novembre 2008 à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense. Ces journées ont permis la rencontre des chercheurs du Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux (CREDOF) dirigé par Véronique Champeil-Desplats avec leurs partenaires universitaires de la Chaire UNESCO « Droits de l’homme et violence : gouvernement et gouvernance », présidée par André-Jean Arnaud.

    ***

    2°/- Table des matières

    Présentation par Véronique Champeil-Desplats et Danièle Lochak

    Première partie : Aux fondements de la liberté économique
    Droits de l’homme et libertés économiques : éléments de problématique

    par Véronique Champeil-Desplats

    I. Droits de l’homme et libertés économiques : la distinction des notions face à la pluralité de modes de définitions

    • A. Les impasses d’une approche terminologique.
    • B. Les apports et les insuffisances d’une approche conceptuelle
    • C. La nécessité d’une approche pragmatique

    II. Les droits de l’homme à l’épreuve des libertés économiques : quelles articulations ?

    • A. L’extension des domaines de confrontation : des droits de l’homme face à l’État à l’État face aux libertés économiques
    • B. Complexités et ambivalences des modes d’articulation
    *
    L’émergence du sujet de droit comme sujet économique chez les jansénistes au XVIIe siècle

    par Marie-Xavière Catto

    I. La doctrine de la grâce et la chute

    II. Le droit et l’économie

    • A. Le droit
    • B. Le commerce d’intérêt
    • C. La naissance d’une rationalité économique
    • D. Les traductions politiques d’un tel renversement

    III. Le jugement des jansénistes vis-à-vis de l’amour propre

    *
    « Le marché et les esclaves »

    par Christophe Le Berre

    I. Le respect intangible du droit à la pleine propriété de soi

    • A. Pleine propriété de soi et égalité
    • B. Pleine propriété de soi et accomplissement de soi

    II. La pertinence du droit à la pleine propriété de soi

    • A. La conciliation de la propriété de soi avec une distribution égalitaire des ressources
    • B. L’abandon du droit à la propriété de soi comme principe ?
    *
    La référence ambivalente au marché comme justification de la liberté des agents économiques

    par Thomas Dumortier

    I. L’ambivalence des justifications : intérêt du marché ou protection de la partie faible ?

    • A. Le droit de la consommation
    • B. Droit de la concurrence

    II. Le « marché » garant de la liberté contractuelle

    • A. Le droit de la consommation entre ordre public de protection et ordre public de direction
    • B. Le droit d’agir du ministre en matière de concurrence, expression d’une mission de police économique
    *
    Deuxième partie : Les libertés économiques contre les droits sociaux et culturels
    Biopouvoir et droits de l’homme. Le cas de la santé publique au Brésil

    par Castor Bartolomé

    I. Genèse du biopouvoir : la vie humaine sous menace

    II. Les contradictions du biopouvoir et le droit

    • A. Le droit et la vie humaine
    • B. Droit à la santé et inégalités sociales : le cas brésilien

    III. Biopouvoir et droit de propriété : la question des brevets

    • A. Les règles de l’OMC
    • B. Biopiratage
    • C. Licences obligatoires

    IV. La vie des exclus : l’état d’exception comme norme

    *
    Inégalités économiques et violences sociales au Brésil. Le cas des favelas de Río de Janeiro

    par Joao Ricardo Dornelles

    I. Préalables théoriques et méthodologiques

    II. Le cas type des favelas de Río de Janeiro

    *
    Les libertés économiques, obstacle au développement durable et à la diversité culturelle. Les peuples indigènes de Colombie

    par Marcela Gutierrez

    I. Les normes en vigueur en Colombie

    • A. Le cadre juridique international
    • B. Le cadre juridique national

    II. L’inexistence d’une politique publique de protection de la diversité

    *
    Le droit au développement et la liberté économique : une relation conflictuelle

    par Maria-Eugenia Rodriguez Palop

    I. L’origine du droit au développement et les exigences qui en découlent

    II. Les caractéristiques du droit au développement : ses titulaires, son objet et ses fondements

    III. Développement et liberté économique

    *
    Troisième partie : Les droits fondamentaux à l’épreuve de la libéralisation des échanges
    Subventions agricoles des pays développés et droit à l’alimentation dans les pays en développement

    par Emmanuel Guematcha

    I. Les subventions agricoles du Nord, entrave à la réalisation du droit à l’alimentation des pays du Sud

    • A. Les retombées négatives des subventions accordées par les pays développés La destruction des marchés locaux La dépendance alimentaire
    • B. La violation des obligations des États en matière de droit à l’alimentation

    II. Les conséquences incertaines de l’élimination des subventions agricoles sur le droit à l’alimentation

    • A. Des effets discutés
    • B. La difficulté de réaliser le droit à l’alimentation pour tous
    *
    Les droits de l’homme devant le juge de l’OMC

    par Tiphaine Régnier

    I. Les obstacles a l’application du droit international des droits de l’homme par le juge de l’OMC

    • A. L’attractivité du mécanisme de règlement des différends de l’OMC
    • B. La compétence limitée du juge de l’OMC et le caractère spécifique du droit applicable devant lui

    II. Une perméabilité aux droits de l’homme rendue possible grâce aux méthodes interprétatives du juge de l’OMC

    • A. L’interprétation du droit de l’OMC à la lumière du droit international des droits de l’homme
    • B. Un juge audacieux ne saurait remplacer une politique volontariste des États
    *
    La primauté du commerce sur les droits de l’homme dans le cadre de l’OMC

    par Sophie Grosbon

    I. La protection des droits de l’homme, une exception légitime à la libéralisation ?

    • A. L’absence de protection explicite des droits de l’homme
    • B. Les tests de nécessité et d’application non abusive

    II. Un renversement de la hiérarchie des valeurs

    • A. Un équilibre faussé entre intérêts commerciaux et protection des droits de l’homme
    • B. Le dévoiement du contrôle de proportionnalité
    *
    Dignité humaine et libertés économique dans l’Union européenne

    par Marine Durand

    I. Dignité humaine « sociale » et libertés économiques : une relation complémentaire

    • A. La dignité humaine, fondement des libertés économiques
      • Fondement des libertés économiques « centralisatrices »
      • Fondement des libertés économiques individuelles
    • B-. Les libertés économiques, promotrices de la dignité humaine ?
      • Libertés économiques centralisatrices et droit à l’égalité de traitement
      • Protection des libertés économiques individuelles et actions positives

    II. Dignité humaine « fondamentale » et libertés économiques : une relation conflictuelle

    • A. La dignité humaine, fondement de restrictions aux libertés économiques
    • B. Les libertés économiques, antagoniques de la dignité humaine ?
      • Logique sectorisée et relative vs logique globale et absolue
      • Logique marchande vs logique humaniste
      • Logique régionale vs logique universelle
    *
    Quatrième partie : Des articulations complexes
    Droits de l’homme et libertés économiques devant les juges européens : l’illusion d’une harmonie

    par Nicolas Hervieu

    I. Les droits de l’homme et les libertés économiques : une reconnaissance mutuelle déséquilibrée

    • A. Le statut normatif respectif des droits de l’homme et des libertés économiques dans les deux systèmes européens
      • Les contraintes extérieures favorisant l’internalisation
      • Le rôle des acteurs économiques comme titulaires de droits et libertés
    • B. Les échanges normatifs asymétriques entre le système conventionnel et le système communautaire
      • L’influence incontestable du système conventionnel sur la jurisprudence communautaire
      • L’influence limitée du système communautaire sur la Cour européenne des droits de l’homme

    II. Les relations entre droits de l’homme et libertés économiques : des ajustements sans bouleversements ?

    • A. La relation d’influence
      • Les activités économiques saisies par les droits de l’homme
      • Les droits de l’homme saisis par l’économie
    • B. La relation de coexistence
      • L’affirmation d’un principe de conciliation des libertés économiques et des droits de l’homme
      • Un rapport de proportionnalité favorable aux libertés économiques
    *
    Entre libertés économiques et droits de l’homme : l’ambivalence de la liberté d’expression

    par Jean-Sébastien Boda

    I. Une relation complémentaire : les libertés économiques, corollaire de la liberté d’expression

    • A. La protection combinée d’une liberté économique et de la liberté d’expression
    • B. La protection conjointe de la publicité commerciale et de la liberté d’expression

    II. Une relation conflictuelle : la liberté d’expression, justification d’entraves aux libertés économiques

    • A. Le pluralisme, source de limitations constitutionnelles à la liberté d’entreprendre
    • B. La liberté d’expression, source de limitations aux libertés économiques communautaires
    *
    L’évolution des rapports entre la liberté d’entreprendre et les droits sociaux devant le Conseil Constitutionnel

    par Manon Altweigg-Boussac

    I. Le renforcement significatif de la liberté d’entreprendre comme liberté fondamentale

    • A. L’élévation de la liberté d’entreprendre au rang de droit fondamental
    • B. L’évaluation des choix économiques du législateur par le biais du contrôle de proportionnalité

    II. La faible portée des droits sociaux en dehors de tout référent collectif

    • A. Le détachement progressif du droit au travail des objectifs généraux de l’État
    • B. La protection renforcée des droits sociaux rattachés à un référent collectif
    *
    Liberté économique et protection de la personne humaine à la lumière des droits de l’enfant

    par Maria-Cristina De Cicco

    I. Les fondements généraux de l’articulation entre le marché et les droits fondamentaux

    II. Les droits des mineurs face à l’exercice des libertés économiques

    III. La protection des mineurs contre la publicité commerciale

    *
    Confrontation et conciliation entre droit au logement et droit de propriété. Les réquisitions ou occupations de logements vacants

    par Claire Fourçans

    I. La conciliation lors des réquisitions de locaux vacants

    • A. La position du Conseil constitutionnel sur la réquisition avec attributaire
    • B. L’encadrement législatif et juridictionnel des autres réquisitions
      • Les réquisitions prévues par le code de la construction et de l’habitation
      • Les réquisitions en vertu des pouvoirs généraux de police des maires

    II. La conciliation lors d’occupations sans titre de locaux vacants

    • A. Le caractère délictueux de l’occupation sans droit ni titre
    • B. Des critères de conciliation variables
    *
    En guise de synthèse

    par André-Jean Arnaud

    I. L’ambiguïté du face-à-face entre marché et droits de l’homme

    II. Le marché comme notion à contenu variable

    III. Du rôle majeur du concept de dignité humaine dans l’opposition radicale entre droits reconnus, libertés et droit du marché

    IV. Vers un retour – problématique – de la solidarité

    V. De l’importance de l’idéologie

    VI. Du rôle du juge


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  • Naomi KLEIN, No logo, Actes Sud, 2001.  (avec une recherche sur go****, on peut trouver cet ouvrage complet en anglais)

     


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  • Serge LATOUCHE, Vers une société d'abondance frugale, Mille et une nuits, 2011.

    Comme l'annonce l'auteur, ce livre est surtout original dans sa forme.  Il est essentiellement destiné aux convaincus qui doivent faire face à leur entourage non-convaincu.  Les arguments  étayés  sont ceux qui peuvent aider face aux questions et objections courramment opposées par les bien-pensants.  Latouche pose les questions/objections de ces derniers et y apporte des éléments de réponses.  Rapide à lire.  Et, pour moi qui n'ai pas lu Latouche si ce n'est l'un ou l'autre article, cela donne une vue synthétique des arguments. 

    Lecture terminée le 18/08/2011.

    [maj 06/09/2011]  J'en parle un peu ici.

     

     

     

     

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  • Dans la droite veine de Tim JACKSON, Redéfinir la prospérité regroupe une série d'articles sur la notion de "prospérité".  Rassemblés par Isabelle CASSIERS, marraine pour le doctor honoris causa de l'UCL de Tim JACKSON, les auteurs développent ainsi, selon leur discipline, leur réflexion sur le terme de prospérité.  Je lis et en fais un compte-rendu dès que possible.

    [2011-07-25] Isabelle CASSIERS et alii, Redéfinir la prospérité.  Jalons pour un débat public [2011]

    Je n'oublie pas non plus celui sur Prospérité sans croissance...A ce propos: voy. [2011-09-22] Prospérité sans croissance : ce que j'en retiens

    Note du 7 août 2011: J'adore cet ouvrage de Cassiers.  Très instructif!

    Note du 22 mars 2013: le compte-rendu, heu, plutôt, quand l'envie me viendra....


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  • L'HOMME QUI PLANTAIT DES ARBRES

         Pour que le caractère d'un être humain dévoile des qualités vraiment exceptionnelles, il faut avoir la bonne fortune de pouvoir observer son action pendant de longues années. Si cette action est dépouillée de tout égoïsme, si l'idée qui la dirige est d'une générosité sans exemple, s'il est absolument certain qu'elle n'a cherché de récompense nulle part et qu'au surplus elle ait laissé sur le monde des marques visibles, on est alors, sans risque d'erreurs, devant un caractère inoubliable.

         Il y a environ une quarantaine d'années, je faisais une longue course à pied, sur des hauteurs absolument inconnues des touristes, dans cette très vieille région des Alpes qui pénètre en Provence.
         Cette région est délimitée au sud-est et au sud par le cours moyen de la Durance, entre Sisteron et Mirabeau; au nord par le cours supérieur de la Drôme, depuis sa source jusqu'à Die; à l'ouest par les plaines du Comtat Venaissin et les contreforts du Mont-Ventoux. Elle comprend toute la partie nord du département des Basses-Alpes, le sud de la Drôme et une petite enclave du Vaucluse.
         C'était, au moment où j'entrepris ma longue promenade dans ces déserts, des landes nues et monotones, vers 1200 à 1300 mètres d'altitude. Il n'y poussait que des lavandes sauvages.
         Je traversais ce pays dans sa plus grande largeur et, après trois jours de marche, je me trouvais dans une désolation sans exemple. Je campais à côté d'un squelette de village abandonné. Je n'avais plus d'eau depuis la veille et il me fallait en trouver. Ces maisons agglomérées, quoique en ruine, comme un vieux nid de guêpes, me firent penser qu'il avait dû y avoir là, dans le temps, une fontaine ou un puits. Il y avait bien une fontaine, mais sèche. Les cinq à six maisons, sans toiture, rongées de vent et de pluie, la petite chapelle au clocher écroulé, étaient rangées comme le sont les maisons et les chapelles dans les villages vivants, mais toute vie avait disparu.

         C'était un beau jour de juin avec grand soleil, mais sur ces terres sans abri et hautes dans le ciel, le vent soufflait avec une brutalité insupportable. Ses grondements dans les carcasses des maisons étaient ceux d'un fauve dérangé dans son repas.
         Il me fallut lever le camp. A cinq heures de marche de là, je n'avais toujours pas trouvé d'eau et rien ne pouvait me donner l'espoir d'en trouver. C'était partout la même sécheresse, les mêmes herbes ligneuses. Il me sembla apercevoir dans le lointain une petite silhouette noire, debout. Je la pris pour le tronc d'un arbre solitaire. A tout hasard, je me dirigeai vers elle. C'était un berger. Une trentaine de moutons couchés sur la terre brûlante se reposaient près de lui.
         Il me fit boire à sa gourde et, un peu plus tard, il me conduisit à sa bergerie, dans une ondulation du plateau. Il tirait son eau - excellente - d'un trou naturel, très profond, au-dessus duquel il avait installé un treuil rudimentaire.

         Cet homme parlait peu. C'est le fait des solitaires, mais on le sentait sûr de lui et confiant dans cette assurance. C'était insolite dans ce pays dépouillé de tout. Il n'habitait pas une cabane mais une vraie maison en pierre où l'on voyait très bien comment son travail personnel avait rapiécé la ruine qu'il avait trouvé là à son arrivée. Son toit était solide et étanche. Le vent qui le frappait faisait sur les tuiles le bruit de la mer sur les plages.
         Son ménage était en ordre, sa vaisselle lavée, son parquet balayé, son fusil graissé; sa soupe bouillait sur le feu. Je remarquai alors qu'il était aussi rasé de frais, que tous ses boutons étaient solidement cousus, que ses vêtements étaient reprisés avec le soin minutieux qui rend les reprises invisibles.
         Il me fit partager sa soupe et, comme après je lui offrais ma blague à tabac, il me dit qu'il ne fumait pas. Son chien, silencieux comme lui, était bienveillant sans bassesse.

         Il avait été entendu tout de suite que je passerais la nuit là; le village le plus proche était encore à plus d'une journée et demie de marche. Et, au surplus, je connaissais parfaitement le caractère des rares villages de cette région. Il y en a quatre ou cinq dispersés loin les uns des autres sur les flans de ces hauteurs, dans les taillis de chênes blancs à la toute extrémité des routes carrossables. Ils sont habités par des bûcherons qui font du charbon de bois. Ce sont des endroits où l'on vit mal. Les familles serrées les unes contre les autres dans ce climat qui est d'une rudesse excessive, aussi bien l'été que l'hiver, exaspèrent leur égoïsme en vase clos. L'ambition irraisonnée s'y démesure, dans le désir continu de s'échapper de cet endroit.
         Les hommes vont porter leur charbon à la ville avec leurs camions, puis retournent. Les plus solides qualités craquent sous cette perpétuelle douche écossaise. Les femmes mijotent des rancoeurs. Il y a concurrence sur tout, aussi bien pour la vente du charbon que pour le banc à l'église, pour les vertus qui se combattent entre elles, pour les vices qui se combattent entre eux et pour la mêlée générale des vices et des vertus, sans repos. Par là-dessus, le vent également sans repos irrite les nerfs. Il y a des épidémies de suicides et de nombreux cas de folies, presque toujours meurtrières.

         Le berger qui ne fumait pas alla chercher un petit sac et déversa sur la table un tas de glands. Il se mit à les examiner l'un après l'autre avec beaucoup d'attention, séparant les bons des mauvais. Je fumais ma pipe. Je me proposai pour l'aider. Il me dit que c'était son affaire. En effet : voyant le soin qu'il mettait à ce travail, je n'insistai pas. Ce fut toute notre conversation. Quand il eut du côté des bons un tas de glands assez gros, il les compta par paquets de dix. Ce faisant, il éliminait encore les petits fruits ou ceux qui étaient légèrement fendillés, car il les examinait de fort près. Quand il eut ainsi devant lui cent glands parfaits, il s'arrêta et nous allâmes nous coucher.
         La société de cet homme donnait la paix. Je lui demandai le lendemain la permission de me reposer tout le jour chez lui. Il le trouva tout naturel, ou, plus exactement, il me donna l'impression que rien ne pouvait le déranger. Ce repos ne m'était pas absolument obligatoire, mais j'étais intrigué et je voulais en savoir plus. Il fit sortir son troupeau et il le mena à la pâture. Avant de partir, il trempa dans un seau d'eau le petit sac où il avait mis les glands soigneusement choisis et comptés.

         Je remarquai qu'en guise de bâton, il emportait une tringle de fer grosse comme le pouce et longue d'environ un mètre cinquante. Je fis celui qui se promène en se reposant et je suivis une route parallèle à la sienne. La pâture de ses bêtes était dans un fond de combe. Il laissa le petit troupeau à la garde du chien et il monta vers l'endroit où je me tenais. J'eus peur qu'il vînt pour me reprocher mon indiscrétion mais pas du tout : c'était sa route et il m'invita à l'accompagner si je n'avais rien de mieux à faire. Il allait à deux cents mètres de là, sur la hauteur.
         Arrivé à l'endroit où il désirait aller, il se mit à planter sa tringle de fer dans la terre. Il faisait ainsi un trou dans lequel il mettait un gland, puis il rebouchait le trou. Il plantait des chênes. Je lui demandai si la terre lui appartenait. Il me répondit que non. Savait-il à qui elle était ? Il ne savait pas. Il supposait que c'était une terre communale, ou peut-être, était-elle propriété de gens qui ne s'en souciaient pas ? Lui ne se souciait pas de connaître les propriétaires. Il planta ainsi cent glands avec un soin extrême.

         Après le repas de midi, il recommença à trier sa semence. Je mis, je crois, assez d'insistance dans mes questions puisqu'il y répondit. Depuis trois ans il plantait des arbres dans cette solitude. Il en avait planté cent mille. Sur les cent mille, vingt mille était sortis. Sur ces vingt mille, il comptait encore en perdre la moitié, du fait des rongeurs ou de tout ce qu'il y a d'impossible à prévoir dans les desseins de la Providence. Restaient dix mille chênes qui allaient pousser dans cet endroit où il n'y avait rien auparavant.
         C'est à ce moment là que je me souciai de l'âge de cet homme. Il avait visiblement plus de cinquante ans. Cinquante-cinq, me dit-il. Il s'appelait Elzéard Bouffier. Il avait possédé une ferme dans les plaines. Il y avait réalisé sa vie. Il avait perdu son fils unique, puis sa femme. Il s'était retiré dans la solitude où il prenait plaisir à vivre lentement, avec ses brebis et son chien. Il avait jugé que ce pays mourait par manque d'arbres. Il ajouta que, n'ayant pas d'occupations très importantes, il avait résolu de remédier à cet état de choses.
         Menant moi-même à ce moment-là, malgré mon jeune âge, une vie solitaire, je savais toucher avec délicatesse aux âmes des solitaires. Cependant, je commis une faute. Mon jeune âge, précisément, me forçait à imaginer l'avenir en fonction de moi-même et d'une certaine recherche du bonheur. Je lui dis que, dans trente ans, ces dix mille chênes seraient magnifiques. Il me répondit très simplement que, si Dieu lui prêtait vie, dans trente ans, il en aurait planté tellement d'autres que ces dix mille seraient comme une goutte d'eau dans la mer.
         Il étudiait déjà, d'ailleurs, la reproduction des hêtres et il avait près de sa maison une pépinière issue des faînes. Les sujets qu'il avait protégés de ses moutons par une barrière en grillage, étaient de toute beauté. Il pensait également à des bouleaux pour les fonds où, me dit-il, une certaine humidité dormait à quelques mètres de la surface du sol.
         Nous nous séparâmes le lendemain.

         L'année d'après, il y eut la guerre de 14 dans laquelle je fus engagé pendant cinq ans. Un soldat d'infanterie ne pouvait guère y réfléchir à des arbres. A dire vrai, la chose même n'avait pas marqué en moi : je l'avais considérée comme un dada, une collection de timbres, et oubliée.
         Sorti de la guerre, je me trouvais à la tête d'une prime de démobilisation minuscule mais avec le grand désir de respirer un peu d'air pur. C'est sans idée préconçue - sauf celle-là - que je repris le chemin de ces contrées désertes.
         Le pays n'avait pas changé. Toutefois, au-delà du village mort, j'aperçus dans le lointain une sorte de brouillard gris qui recouvrait les hauteurs comme un tapis. Depuis la veille, je m'étais remis à penser à ce berger planteur d'arbres. « Dix mille chênes, me disais-je, occupent vraiment un très large espace ».
         J'avais vu mourir trop de monde pendant cinq ans pour ne pas imaginer facilement la mort d'Elzéar Bouffier, d'autant que, lorsqu'on en a vingt, on considère les hommes de cinquante comme des vieillards à qui il ne reste plus qu'à mourir. Il n'était pas mort. Il était même fort vert. Il avait changé de métier. Il ne possédait plus que quatre brebis mais, par contre, une centaine de ruches. Il s'était débarrassé des moutons qui mettaient en péril ses plantations d'arbres. Car, me dit-il (et je le constatais), il ne s'était pas du tout soucié de la guerre. Il avait imperturbablement continué à planter.
         Les chênes de 1910 avaient alors dix ans et étaient plus hauts que moi et que lui. Le spectacle était impressionnant. J'étais littéralement privé de parole et, comme lui ne parlait pas, nous passâmes tout le jour en silence à nous promener dans sa forêt. Elle avait, en trois tronçons, onze kilomètres de long et trois kilomètres dans sa plus grande largeur. Quand on se souvenait que tout était sorti des mains et de l'âme de cet homme - sans moyens techniques - on comprenait que les hommes pourraient être aussi efficaces que Dieu dans d'autres domaines que la destruction.
         Il avait suivi son idée, et les hêtres qui m'arrivaient aux épaules, répandus à perte de vue, en témoignaient. Les chênes étaient drus et avaient dépassé l'âge où ils étaient à la merci des rongeurs; quant aux desseins de la Providence elle-même, pour détruire l'oeuvre créée, il lui faudrait avoir désormais recours aux cyclones. Il me montra d'admirables bosquets de bouleaux qui dataient de cinq ans, c'est-à-dire de 1915, de l'époque où je combattais à Verdun. Il leur avait fait occuper tous les fonds où il soupçonnait, avec juste raison, qu'il y avait de l'humidité presque à fleur de terre. Ils étaient tendres comme des adolescents et très décidés.
         La création avait l'air, d'ailleurs, de s'opérer en chaînes. Il ne s'en souciait pas; il poursuivait obstinément sa tâche, très simple. Mais en redescendant par le village, je vis couler de l'eau dans des ruisseaux qui, de mémoire d'homme, avaient toujours été à sec. C'était la plus formidable opération de réaction qu'il m'ait été donné de voir. Ces ruisseaux secs avaient jadis porté de l'eau, dans des temps très anciens. Certains de ces villages tristes dont j'ai parlé au début de mon récit s'étaient construits sur les emplacements d'anciens villages gallo-romains dont il restait encore des traces, dans lesquelles les archéologues avaient fouillé et ils avaient trouvé des hameçons à des endroits où au vingtième siècle, on était obligé d'avoir recours à des citernes pour avoir un peu d'eau.
         Le vent aussi dispersait certaines graines. En même temps que l'eau réapparut réapparaissaient les saules, les osiers, les prés, les jardins, les fleurs et une certaine raison de vivre.
         Mais la transformation s'opérait si lentement qu'elle entrait dans l'habitude sans provoquer d'étonnement. Les chasseurs qui montaient dans les solitudes à la poursuite des lièvres ou des sangliers avaient bien constaté le foisonnement des petits arbres mais ils l'avaient mis sur le compte des malices naturelles de la terre. C'est pourquoi personne ne touchait à l'oeuvre de cet homme. Si on l'avait soupçonné, on l'aurait contrarié. Il était insoupçonnable. Qui aurait pu imaginer, dans les villages et dans les administrations, une telle obstination dans la générosité la plus magnifique ?

         A partir de 1920, je ne suis jamais resté plus d'un an sans rendre visite à Elzéard Bouffier. Je ne l'ai jamais vu fléchir ni douter. Et pourtant, Dieu sait si Dieu même y pousse ! Je n'ai pas fait le compte de ses déboires. On imagine bien cependant que, pour une réussite semblable, il a fallu vaincre l'adversité; que, pour assurer la victoire d'une telle passion, il a fallu lutter avec le désespoir. Il avait, pendant un an, planté plus de dix mille érables. Ils moururent tous. L'an d'après, il abandonna les érables pour reprendre les hêtres qui réussirent encore mieux que les chênes.
         Pour avoir une idée à peu près exacte de ce caractère exceptionnel, il ne faut pas oublier qu'il s'exerçait dans une solitude totale; si totale que, vers la fin de sa vie, il avait perdu l'habitude de parler. Ou, peut-être, n'en voyait-il pas la nécessité ?

         En 1933, il reçut la visite d'un garde forestier éberlué. Ce fonctionnaire lui intima l'ordre de ne pas faire de feu dehors, de peur de mettre en danger la croissance de cette forêt naturelle. C'était la première fois, lui dit cet homme naïf, qu'on voyait une forêt pousser toute seule. A cette époque, il allait planter des hêtres à douze kilomètres de sa maison. Pour s'éviter le trajet d'aller-retour - car il avait alors soixante-quinze ans - il envisageait de construire une cabane de pierre sur les lieux mêmes de ses plantations. Ce qu'il fit l'année d'après.

         En 1935, une véritable délégation administrative vint examiner la « forêt naturelle ». Il y avait un grand personnage des Eaux et Forêts, un député, des techniciens. On prononça beaucoup de paroles inutiles. On décida de faire quelque chose et, heureusement, on ne fit rien, sinon la seule chose utile : mettre la forêt sous la sauvegarde de l'Etat et interdire qu'on vienne y charbonner. Car il était impossible de n'être pas subjugué par la beauté de ces jeunes arbres en pleine santé. Et elle exerça son pouvoir de séduction sur le député lui-même.
         J'avais un ami parmi les capitaines forestiers qui était de la délégation. Je lui expliquai le mystère. Un jour de la semaine d'après, nous allâmes tous les deux à la recherche d'Elzéard Bouffier. Nous le trouvâmes en plein travail, à vingt kilomètres de l'endroit où avait eu lieu l'inspection.
         Ce capitaine forestier n'était pas mon ami pour rien. Il connaissait la valeur des choses. Il sut rester silencieux. J'offris les quelques oeufs que j'avais apportés en présent. Nous partageâmes notre casse-croûte en trois et quelques heures passèrent dans la contemplation muette du paysage.
         Le côté d'où nous venions était couvert d'arbres de six à sept mètres de haut. Je me souvenais de l'aspect du pays en 1913 : le désert... Le travail paisible et régulier, l'air vif des hauteurs, la frugalité et surtout la sérénité de l'âme avaient donné à ce vieillard une santé presque solennelle. C'était un athlète de Dieu. Je me demandais combien d'hectares il allait encore couvrir d'arbres.
         Avant de partir, mon ami fit simplement une brève suggestion à propos de certaines essences auxquelles le terrain d'ici paraissait devoir convenir. Il n'insista pas. « Pour la bonne raison, me dit-il après, que ce bonhomme en sait plus que moi. » Au bout d'une heure de marche - l'idée ayant fait son chemin en lui - il ajouta : « Il en sait beaucoup plus que tout le monde. Il a trouvé un fameux moyen d'être heureux ! »
         C'est grâce à ce capitaine que, non seulement la forêt, mais le bonheur de cet homme furent protégés. Il fit nommer trois gardes-forestiers pour cette protection et il les terrorisa de telle façon qu'ils restèrent insensibles à tous les pots-de-vin que les bûcherons pouvaient proposer.

         L'oeuvre ne courut un risque grave que pendant la guerre de 1939. Les automobiles marchant alors au gazogène, on n'avait jamais assez de bois. On commença à faire des coupes dans les chênes de 1910, mais ces quartiers sont si loin de tous réseaux routiers que l'entreprise se révéla très mauvaise au point de vue financier. On l'abandonna. Le berger n'avait rien vu. Il était à trente kilomètres de là, continuant paisiblement sa besogne, ignorant la guerre de 39 comme il avait ignoré la guerre de 14.

         J'ai vu Elzéard Bouffier pour la dernière fois en juin 1945. Il avait alors quatre-vingt-sept ans. J'avais donc repris la route du désert, mais maintenant, malgré le délabrement dans lequel la guerre avait laissé le pays, il y avait un car qui faisait le service entre la vallée de la Durance et la montagne. Je mis sur le compte de ce moyen de transport relativement rapide le fait que je ne reconnaissais plus les lieux de mes dernières promenades. Il me semblait aussi que l'itinéraire me faisait passer par des endroits nouveaux. J'eus besoin d'un nom de village pour conclure que j'étais bien cependant dans cette région jadis en ruine et désolée. Le car me débarqua à Vergons.
         En 1913, ce hameau de dix à douze maisons avait trois habitants. Ils étaient sauvages, se détestaient, vivaient de chasse au piège : à peu près dans l'état physique et moral des hommes de la préhistoire. Les orties dévoraient autour d'eux les maisons abandonnées. Leur condition était sans espoir. Il ne s'agissait pour eux que d'attendre la mort : situation qui ne prédispose guère aux vertus.
         Tout était changé. L'air lui-même. Au lieu des bourrasques sèches et brutales qui m'accueillaient jadis, soufflait une brise souple chargée d'odeurs. Un bruit semblable à celui de l'eau venait des hauteurs : c'était celui du vent dans les forêts. Enfin, chose plus étonnante, j'entendis le vrai bruit de l'eau coulant dans un bassin. Je vis qu'on avait fait une fontaine, qu'elle était abondante et, ce qui me toucha le plus, on avait planté près d'elle un tilleul qui pouvait déjà avoir dans les quatre ans, déjà gras, symbole incontestable d'une résurrection.

         Par ailleurs, Vergons portait les traces d'un travail pour l'entreprise duquel l'espoir était nécessaire. L'espoir était donc revenu. On avait déblayé les ruines, abattu les pans de murs délabrés et reconstruit cinq maisons. Le hameau comptait désormais vingt-huit habitants dont quatre jeunes ménages. Les maisons neuves, crépies de frais, étaient entourées de jardins potagers où poussaient, mélangés mais alignés, les légumes et les fleurs, les choux et les rosiers, les poireaux et les gueules-de-loup, les céleris et les anémones. C'était désormais un endroit où l'on avait envie d'habiter.
         A partir de là, je fis mon chemin à pied. La guerre dont nous sortions à peine n'avait pas permis l'épanouissement complet de la vie, mais Lazare était hors du tombeau. Sur les flans abaissés de la montagne, je voyais de petits champs d'orge et de seigle en herbe; au fond des étroites vallées, quelques prairies verdissaient.
         Il n'a fallu que les huit ans qui nous séparent de cette époque pour que tout le pays resplendisse de santé et d'aisance. Sur l'emplacement des ruines que j'avais vues en 1913, s'élèvent maintenant des fermes propres, bien crépies, qui dénotent une vie heureuse et confortable. Les vieilles sources, alimentées par les pluies et les neiges que retiennent les forêts, se sont remises à couler. On en a canalisé les eaux. A côté de chaque ferme, dans des bosquets d'érables, les bassins des fontaines débordent sur des tapis de menthes fraîches. Les villages se sont reconstruits peu à peu. Une population venue des plaines où la terre se vend cher s'est fixée dans le pays, y apportant de la jeunesse, du mouvement, de l'esprit d'aventure. On rencontre dans les chemins des hommes et des femmes bien nourris, des garçons et des filles qui savent rire et ont repris goût aux fêtes campagnardes. Si on compte l'ancienne population, méconnaissable depuis qu'elle vit avec douceur et les nouveaux venus, plus de dix mille personnes doivent leur bonheur à Elzéard Bouffier.

         Quand je réfléchis qu'un homme seul, réduit à ses simples ressources physiques et morales, a suffi pour faire surgir du désert ce pays de Canaan, je trouve que, malgré tout, la condition humaine est admirable. Mais, quand je fais le compte de tout ce qu'il a fallu de constance dans la grandeur d'âme et d'acharnement dans la générosité pour obtenir ce résultat, je suis pris d'un immense respect pour ce vieux paysan sans culture qui a su mener à bien cette oeuvre digne de Dieu.

         Elzéard Bouffier est mort paisiblement en 1947 à l'hospice de Banon.



       Cher Monsieur,   
           Navré de vous décevoir, mais Elzéard Bouffier est un personnage inventé. Le but était de faire aimer l'arbre ou plus exactement faire aimer à planter des arbres (ce qui est depuis toujours une de mes idées les plus chères). Or si j'en juge par le résultat, le but a été atteint par ce personnage imaginaire. Le texte que vous avez lu dans Trees and Life a été traduit en Danois, Finlandais, Suédois, Norvégien, Anglais, Allemand, Russe, Tchécoslovaque, Hongrois, Espagnol, Italien, Yddisch, Polonais. J'ai donné mes droits gratuitement pour toutes les reproductions. Un américain est venu me voir dernièrement pour me demander l'autorisation de faire tirer ce texte à 100 000 exemplaires pour les répandre gratuitement en Amérique (ce que j'ai bien entendu accepté). L'Université de Zagreb en fait une traduction en yougoslave. C'est un de mes textes dont je suis le plus fier. Il ne me rapporte pas un centime et c'est pourquoi il accomplit ce pour quoi il a été écrit.  
           J'aimerais vous rencontrer, s'il vous est possible, pour parler précisément de l'utilisation pratique de ce texte. Je crois qu'il est temps qu'on fasse une « politique de l'arbre » bien que le mot politique semble bien mal adapté.  
      Très cordialement       
      Jean Giono            

    source: http://www.perso.ch/arboretum/pla.htm?Submit.x=23&Submit.y=7

    Parce que je ne suis pas juriste pour rien, pour ceux  qui sont intéressés par la petite histoire juridique de ce texte, que Jean Giono voulait "de droit libre", voici un lien intéressant sur la question des droits d'auteur ici


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  • Je viens de terminer le livre de Tim JACKSON, Prospérité sans croissance.  Cela sent la fiche de lecture...Seulement, je ne sais pas quand j'aurai l'occasion de la rédiger.  En attendant, je souhaite encourager tout un chacun à LIRE (de préférence en l'achetant, afin de pouvoir y marquer ses annotations) cet ouvrage.  Tout le monde devrait le lire!


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